Abstract
Nabil Ayouch’s film Haut et Fort sensitively explores the educational potential of hip-hop culture in a context marked by the weight of tradition and social inequality. Through the character of Anas, a former rapper turned educator in a cultural center in Casablanca, the film highlights a process of transmission based on listening, creativity, and oral expression. Young people from marginalized neighborhoods find in rap a language through which they can express their dreams, anger, and hopes, while developing self-confidence, critical thinking, and a deeper understanding of the world. This paper analyzes how the film presents hip-hop as a pedagogical tool that fosters awakening, emancipation, and personal development in adolescents. Based on reception theory (Jauss), critical pedagogy (Freire), and artistic practices in education, the methodology combines film analysis (key scenes, dialogues, educational settings) and discourse analysis of the young rappers’ lyrics. The aim is to demonstrate how Nabil Ayouch’s cinema constructs an inspiring narrative of education through art, capable of giving voice and future to the youth.
Keywords: Hip-hop, Education, Youth, Emancipation, Artistic.
Introduction
Dans le contexte maghrébin contemporain, la jeunesse urbaine est confrontée à de nombreux défis liés à son intégration sociale, à sa reconnaissance culturelle et à son accès à la parole publique. Le cinéma, en tant qu’art de la représentation, peut devenir un médium privilégié pour offrir à cette jeunesse une visibilité et une légitimité. Le réalisateur marocain Nabil Ayouch a consacré une grande partie de sa filmographie à donner voix aux invisibles et à montrer la richesse des expressions culturelles émergentes. Son film Haut et Fort (Casablanca Beats, 2021) s’inscrit dans cette logique. Il adopte une forme hybride mêlant fiction, éléments documentaires et comédie musicale, et met en scène un groupe de jeunes casablancais engagés dans un atelier de rap animé par un ancien artiste hip-hop, Anas. À travers le prisme de la culture hip-hop, le film explore les ressources éducatives et créatives de l’expression artistique, en particulier dans les espaces alternatifs d’apprentissage. Cette communication propose une lecture approfondie du film Haut et Fort, en mettant en lumière la manière dont la culture hip-hop y est investie comme un levier pédagogique innovant. Ce questionnement porte notamment sur la façon dont le film met en scène la culture hip-hop comme une forme d’éducation non conventionnelle, capable de favoriser l’émergence de soi et l’apprentissage en dehors des cadres scolaires traditionnels. Il s’agit également d’interroger en quoi cette représentation contribue à redéfinir les rôles de l’enseignant, de l’élève et du lieu d’apprentissage.
L’analyse s’appuie sur l’hypothèse que le film construit une pédagogie de la création, dans laquelle l’expression artistique devient un moyen d’acquérir confiance en soi, écoute de l’autre, autonomie et capacité de réflexion. Ce processus de formation intégrale repose sur le respect, la parole partagée et l’art en tant que vecteur de sens et de lien social. En croisant une approche esthétique avec les apports de la pédagogie critique, cette étude souligne l’épanouissement individuel, la créativité collective et le dialogue éducatif promus par la culture hip-hop dans le film.
1. Une pédagogie de l’expérience: l’art comme espace d’apprentissage
La démarche éducative mise en œuvre dans Haut et Fort s’inscrit pleinement dans la tradition de la pédagogie critique, telle qu’elle a été formulée par le pédagogue brésilien Paulo Freire. Cette approche repose sur une vision profondément humaniste et émancipatrice de l’éducation, dans laquelle l’apprenant n’est plus considéré comme un simple réceptacle de connaissances, mais comme un acteur conscient de son propre apprentissage. Freire s’oppose radicalement au modèle de l’ « éducation bancaire », qu’il décrit comme une pratique pédagogique autoritaire et unilatérale, où le savoir est déposé mécaniquement par l’enseignant dans l’esprit passif de l’élève1. Dans ce schéma traditionnel, l’élève est réduit au silence, dépossédé de son expérience, et tenu à l’écart de toute participation réflexive.
À cette logique hiérarchique, Freire oppose une pédagogie du dialogue, fondée sur la reconnaissance de l’autre comme sujet. L’éducation devient alors un processus collaboratif, où enseignant et apprenant apprennent ensemble, en interaction constante avec leur environnement social et culturel. Cette pédagogie privilégie la réflexion critique (c’est-à-dire la capacité à interroger les réalités vécues) et l’expérience concrète comme fondements de la construction du savoir2. Dans cette perspective, les savoirs dits « populaires » ou « ordinaires » sont valorisés au même titre que les savoirs académiques, dès lors qu’ils permettent à l’individu de mieux comprendre sa trajectoire, son contexte et de donner du sens à son vécu.
Dans Haut et Fort, cette approche se traduit par la mise en place d’un cadre pédagogique non vertical, incarné par le personnage d’Anas, ancien rappeur devenu animateur d’atelier. Ce dernier ne se positionne jamais en maître, mais en médiateur, voire en « catalyseur » de parole. Il crée un espace dans lequel les jeunes peuvent librement s’exprimer, sans censure ni évaluation normative, et où leurs expériences personnelles deviennent la matière première du processus d’apprentissage. Loin de leur imposer un savoir préconstruit, il les invite à interroger leur quotidien, à nommer leurs émotions, à écrire leur histoire. Cette dynamique place l’apprenant au centre du processus éducatif, en lui redonnant une voix, une légitimité et une capacité d’agir.
Ainsi, le film illustre de manière sensible et concrète l’un des principes fondamentaux de Freire : l’éducation comme pratique de la liberté, c’est-à-dire comme cheminement vers la prise de conscience de soi et du monde. Loin d’être un simple décor, la salle de répétition devient ici un véritable lieu de formation intégrale, où s’articulent écoute, création, dialogue et reconnaissance. Le langage du hip-hop, avec sa force expressive, son enracinement urbain et sa flexibilité, apparaît comme un instrument pédagogique puissant, en ce qu’il permet de relier les jeunes à leurs réalités, à leur culture et à leur intériorité.
2. L’apprentissage par l’art : une pédagogie de la créativité et de l’expression plurielle
Dans Haut et Fort, les ateliers de rap mis en place par Anas prennent la forme d’espaces pédagogiques alternatifs, où l’art devient un vecteur privilégié de l’apprentissage. Loin des approches didactiques traditionnelles, ces ateliers s’inscrivent dans une logique d’éducation intégrale : ils mobilisent les dimensions cognitive, émotionnelle, corporelle et sociale du sujet apprenant. À travers l’écriture de textes, la mise en voix et la performance scénique, les jeunes sont amenés à se réapproprier leur langage, leur vécu et leur imaginaire. Ainsi, l’art devient un médium de subjectivation, au sens où il permet à chacun d’élaborer un discours singulier sur soi et sur le monde.
Ce processus engage tout particulièrement la créativité comme compétence transversale : inventer des paroles, jouer avec les rythmes et les sonorités, construire une narration personnelle sont autant d’actes cognitifs complexes qui enrichissent les apprentissages. De plus, le travail de mise en scène, le passage de l’écrit à l’oral et l’affirmation de soi devant un public impliquent le développement de compétences orales avancées, notamment la prise de parole, la diction, l’intonation et la gestuelle. En cela, le film illustre ce que Maxine Greene appelle une « pédagogie de l’imagination »3, fondée sur l’éveil artistique et l’engagement sensible de l’apprenant.
Par ailleurs, ces ateliers sont aussi des lieux d’apprentissage social. Loin de l’individualisme compétitif souvent associé aux systèmes scolaires, le rap y est vécu comme une pratique collaborative. L’écoute des autres, le respect des différences, la co-construction des morceaux favorisent une éthique de la coopération et renforcent l’empathie. Comme le souligne Elliot Eisner, « l’art éduque à la complexité des émotions humaines et à la pluralité des points de vue »4. Le film montre ainsi que l’apprentissage par l’art ne se limite pas au développement de compétences techniques ; il agit en profondeur sur les représentations, les attitudes et les postures sociales.
Enfin, la pratique artistique favorise une forme de résilience chez des jeunes souvent marginalisés ou invisibilisés par le système éducatif classique. S’exprimer à travers le rap, c’est trouver une voix (et une voie) dans un monde qui ne les entend pas toujours. En leur permettant de transformer leur vécu en matière artistique, Haut et Fort démontre que l’art peut être un levier d’émancipation personnelle et collective, mais aussi un outil puissant de justice sociale.
2.1 L’esthétique cinématographique au service d’une pédagogie sensible
Haut et Fort de Nabil Ayouch s’inscrit dans une démarche esthétique singulière qui repose sur une hybridité formelle assumée. Le film oscille entre la fiction scénarisée, les élans documentaires et les performances scéniques, créant ainsi un objet filmique à la croisée des genres. Cette hétérogénéité stylistique n’est pas un simple choix artistique, mais une stratégie signifiante qui épouse la nature polymorphe de la culture hip-hop. À l’instar de ce mouvement culturel né dans les marges urbaines, qui combine texte, musique, danse, graffiti et codes vestimentaires, le film fait coexister plusieurs modes d’expression pour traduire la complexité des réalités vécues par les jeunes protagonistes.
Cette esthétique de la porosité contribue à instaurer une pédagogie sensible : en brouillant les frontières entre réel et fiction, entre témoignage et mise en scène, le film donne à voir une éducation incarnée, vécue dans les corps, les émotions et les interactions. Loin d’un enseignement abstrait ou didactique, la transmission s’opère ici par l’expérience esthétique, par le vécu partagé à l’écran. Les séquences de répétitions, les discussions spontanées, les moments d’improvisation et les scènes de performance sur scène deviennent autant de vecteurs d’apprentissage, révélant une pédagogie qui se construit dans l’action, le ressenti et l’expression de soi.
Par ailleurs, cette hybridité formelle permet au spectateur de pénétrer dans l’univers des jeunes, non comme observateur extérieur, mais comme témoin engagé. L’appareil cinématographique devient alors un outil de médiation entre les expériences individuelles et les enjeux collectifs, entre les subjectivités des élèves et les structures sociales qui les conditionnent. Ainsi, Ayouch mobilise le langage du cinéma pour faire émerger une pédagogie de l’écoute, du dialogue et de la reconnaissance, en parfaite adéquation avec les principes de l’éducation critique et émancipatrice.
2.2 Le corps comme lieu d’apprentissage
Dans Haut et Fort, le corps occupe une place centrale dans le processus éducatif mis en scène. Nabil Ayouch filme avec une grande sensibilité les gestes des jeunes : un regard fuyant ou défiant, un corps qui se redresse sur scène, des mains qui tremblent avant de tenir un micro, ou encore des mouvements de danse qui traduisent l’émotion plus sûrement que les mots. Ces détails corporels, loin d’être anecdotiques, révèlent une pédagogie ancrée dans la sensorialité, où le savoir n’est pas uniquement transmis par la parole, mais aussi vécu dans le corps.
L’expression scénique, les performances de slam ou de rap, mais aussi les hésitations corporelles face au groupe ou au public, deviennent autant de moments d’apprentissage. Le corps devient un vecteur de construction identitaire et de réappropriation de soi : il porte les blessures sociales et les aspirations personnelles, mais il est aussi le lieu où s’expérimente la confiance en soi, l’affirmation, la résistance. Cette approche rejoint les principes de la pédagogie artistique, qui, en mobilisant le corps, engage l’apprenant de manière globale – intellectuellement, émotionnellement et physiquement⁴. Loin d’un apprentissage désincarné, cette pédagogie sensible permet aux jeunes de renouer avec leur intériorité tout en se projetant dans un espace collectif.
2.3. Le collectif comme moteur d’engagement
La dynamique collective constitue un pilier fondamental de l’expérience éducative représentée dans le film. Haut et Fort met en lumière l’importance des interactions entre pairs dans la progression des jeunes artistes en devenir. Les séances de répétition, les cercles de parole, les moments de débat et de désaccord sont autant d’espaces de confrontation bienveillante et d’émulation partagée. Loin d’un modèle compétitif ou individualiste, le film valorise un apprentissage coopératif, fondé sur l’écoute mutuelle, le soutien et la co-construction du savoir. Ce cadre collectif favorise l’engagement : chacun trouve sa place, se sent reconnu, et s’inscrit dans un projet commun. Le groupe devient un miroir, mais aussi un tremplin. Il permet à chaque individu d’oser, de se confronter aux différences, et de progresser grâce à l’altérité. Cette pédagogie du vivre-ensemble, proche des approches socio-constructivistes, participe à la formation d’une conscience critique et solidaire. Elle inscrit l’acte d’apprendre dans une démarche citoyenne, où l’expression individuelle s’articule toujours avec une responsabilité collective.
En ce sens, le film illustre brillamment une pédagogie de l’engagement, dans laquelle l’éducation ne se limite pas à la transmission de savoirs, mais devient une pratique sociale et politique, un espace de reconnaissance, d’émancipation et de transformation partagée.
3. L’art comme miroir de soi et outil de connaissance
L’un des apports fondamentaux du film Haut et Fort réside dans la manière dont il met en lumière le rôle transformateur de l’expression artistique dans la construction de soi. Dans une société où de nombreux jeunes se sentent marginalisés, dévalorisés ou invisibilisés, la culture hip-hop, loin de se réduire à un simple divertissement, devient dans le film un espace de réappropriation identitaire. Nabil Ayouch montre avec justesse que l’art, et plus particulièrement le rap, peut fonctionner comme un véritable miroir de soi, permettant une relecture critique de son histoire personnelle, une affirmation de son existence, et une projection vers l’avenir.
L’expression artistique apparaît ici comme un acte de subjectivation, au sens où elle permet au sujet de se penser, de se nommer, de se représenter. C’est en cela qu’elle devient un outil de connaissance de soi. Dans les ateliers animés par Anas, les jeunes sont invités à écrire leurs propres textes, à dire leurs émotions, leurs colères, leurs espérances. Ce processus d’écriture constitue une forme de médiation intérieure : il oblige à mettre en mots ce qui souvent reste confus, diffus, tu. Il transforme le vécu brut en matière symbolique, susceptible d’être travaillée, transmise, partagée. Selon Paul Ricœur, le récit de soi permet de tisser une cohérence entre des fragments d’expérience, d’élaborer une « identité narrative ». C’est exactement ce que l’on observe dans Haut et Fort : les jeunes protagonistes deviennent les auteurs de leurs propres récits, les architectes de leur propre parole.
Ce processus d’énonciation favorise un dialogue intérieur, mais également un dialogue avec les autres. En effet, dire « je » dans un texte de rap n’est jamais un geste solitaire : il suppose une adresse, un public, un interlocuteur. L’art, en ce sens, ouvre à l’altérité. Il permet de se découvrir soi-même tout en se confrontant à la pluralité des voix. Dans les scènes de création collective ou de débat entre les élèves, le film montre comment l’expression artistique suscite la prise de parole, la confrontation d’idées, l’écoute active. La culture hip-hop, par ses codes et son énergie, agit comme un catalyseur d’engagement subjectif et collectif.
Par ailleurs, cette parole artistique possède une fonction réparatrice. Pour beaucoup de jeunes issus de milieux défavorisés, l’histoire personnelle est marquée par des ruptures, des traumatismes, des sentiments de rejet. Or, le fait de pouvoir dire cette histoire, de la structurer, de l’exprimer dans un cadre valorisant, produit un effet de transformation. Il ne s’agit pas seulement de se raconter, mais de se reconstruire à travers le langage. L’acte créatif devient ici une forme de résistance : résistance à la stigmatisation, à l’effacement, à l’exclusion. Le film révèle ainsi le pouvoir de l’art comme outil d’émancipation psychique.
3.1. L’expression artistique comme connaissance de soi
L’art, et en particulier l’écriture de textes de rap, devient dans le film un processus de construction identitaire. En invitant les élèves à écrire leurs propres paroles, Anas, le personnage principal et éducateur, ne leur impose pas un savoir figé, mais les encourage à puiser dans leur vécu, leurs émotions et leurs expériences. Loin d’être un simple exercice formel, cette pratique constitue un acte de parole singulier, où chaque jeune peut mettre des mots sur ses blessures, ses doutes, ses colères, mais aussi ses espoirs.
Ce processus rejoint ce que Paul Ricœur appelle la mise en intrigue : la narration de soi permet de donner une forme intelligible à la vie, en articulant des événements dispersés dans une trame signifiante. Le rap, par sa forme rythmée et poétique, offre un cadre propice à cette mise en récit. Le jeune devient narrateur de son propre récit, et par là, sujet de sa propre histoire. La parole ne relève plus du discours imposé, mais devient un espace de conquête personnelle.
Dans une société marquée par les inégalités, les silences familiaux ou institutionnels, le film montre combien cette parole est précieuse. Pour de nombreux élèves, c’est la première fois qu’ils peuvent dire “je”, qu’ils peuvent articuler leur position dans le monde, leurs ressentis face aux injustices ou à la violence sociale. Le rap n’est pas ici une imitation des stars internationales, mais une forme de résistance et de dévoilement. Il permet de prendre conscience de soi à travers la confrontation avec l’autre et le regard du groupe.
La parole artistique devient donc un outil de connaissance de soi, mais aussi de transformation. En se confrontant à leurs textes, en les partageant, en les retravaillant, les jeunes apprennent à se situer, à argumenter, à nuancer leur pensée. Ce processus rejoint les pédagogies critiques (Freire, Meirieu), qui valorisent l’expérience vécue comme source de savoir, et qui refusent la dichotomie entre raison et émotion, entre culture scolaire et culture populaire. Loin de tout angélisme, Haut et Fort montre que ce travail est exigeant, qu’il demande du courage, de la rigueur, de l’écoute. Mais il ouvre un espace où les élèves peuvent se penser autrement, hors des assignations sociales.
4. La scène comme espace de reconnaissance
Si le travail d’écriture constitue un premier pas vers la connaissance de soi, l’expérience de la scène en représente l’aboutissement symbolique. Le film accorde une grande place aux performances scéniques : moments de tension, de joie, de vulnérabilité. Monter sur scène, c’est sortir de soi tout en s’exposant aux regards. Dans un tel cadre, la scène ne se limite pas à une plateforme artistique : elle devient un espace de reconnaissance existentielle.
Axel Honneth, dans sa théorie de la reconnaissance, souligne que l’estime de soi se construit dans l’interaction avec autrui. Être écouté, applaudi, pris au sérieux dans ce que l’on exprime, c’est recevoir la confirmation que sa parole compte, que son existence est légitime. Pour les jeunes du film, souvent marginalisés, cette reconnaissance a une portée profondément réparatrice. Elle contredit les discours de disqualification, qu’ils soient scolaires, sociaux ou familiaux. Elle inscrit leur subjectivité dans l’espace public.
Le public — constitué d’élèves, de parents, d’enseignants — devient alors un acteur essentiel du processus éducatif. Il ne s’agit plus d’un auditoire passif, mais d’un espace symbolique de validation. Le regard bienveillant, l’émotion partagée, l’applaudissement ne sont pas accessoires : ils participent à la construction de l’individu. Le film nous rappelle ici que l’éducation n’est pas uniquement une affaire de transmission de contenus, mais aussi de reconnaissance mutuelle, de confiance, d’acceptation.
En ce sens, la scène fonctionne comme un rite de passage. Elle permet de passer de l’expression intime à la reconnaissance sociale, du statut d’élève à celui d’artiste, d’individu isolé à celui de membre d’un collectif. Cette transformation est rendue possible par l’art, et notamment par les pratiques du hip-hop qui valorisent l’expression directe, le rapport au corps, le rapport au public. Loin des logiques de compétition ou d’évaluation, la scène devient ici un lieu de communion, d’authenticité, de réparation.
5. Réinventer les lieux de transmission
Au-delà de l’importance accordée à l’expression de soi, Haut et Fort propose une réflexion stimulante sur les lieux et les formes de transmission. Le film suggère que l’apprentissage ne se limite pas aux cadres traditionnels de l’école, mais peut émerger de pratiques culturelles, d’espaces alternatifs et de relations humaines authentiques. Dans cette perspective, il s’inscrit dans les débats contemporains sur la pédagogie inclusive, les apprentissages informels et les articulations entre culture scolaire et culture populaire.
5.1. L’école hors les murs
Dans Haut et Fort, l’atelier de rap fonctionne comme une école parallèle. Non pas une école au rabais, mais un lieu d’apprentissage réel, intense, exigeant, où se construisent des savoirs fondamentaux : maîtrise du langage, expression orale, écoute active, travail en groupe, esprit critique. Ces compétences, valorisées dans les référentiels scolaires, sont ici acquises autrement, dans un cadre plus souple, mais non moins structurant.
Ce déplacement du lieu d’apprentissage — de la salle de classe à la salle de répétition, du bureau à la scène — opère une reconfiguration du rapport au savoir. Il ne s’agit plus d’une transmission verticale, du maître à l’élève, mais d’une co-construction, d’une mise en mouvement. Anas, en tant qu’éducateur, n’enseigne pas des règles figées, mais propose un cadre, stimule la réflexion, accompagne l’émergence de la parole. Il devient un passeur, un catalyseur, un “passeur de culture” pour reprendre l’expression de Michel de Certeau.
Cette école hors les murs rompt également avec les hiérarchies traditionnelles entre disciplines. Le langage n’est pas dissocié du corps, du rythme, de l’imaginaire. Le savoir n’est pas uniquement verbal, mais aussi gestuel, émotionnel, musical. Une pédagogie des sens s’y développe, attentive à l’expérience globale de l’élève. Cette approche rejoint les propositions des pédagogies sensibles ou artistiques, qui revendiquent l’intégration des dimensions affectives, esthétiques et corporelles dans le processus d’apprentissage.
Enfin, cette école alternative remet en cause l’idée d’un savoir désincarné. Le film insiste sur l’ancrage local, sur l’importance des contextes de vie. Les textes écrits par les jeunes parlent de leur quartier, de leur quotidien, de leurs rêves. Ce sont des savoirs situés, qui expriment une expérience concrète du monde. À travers eux, le film plaide pour une éducation contextualisée, ouverte, connectée aux réalités sociales.
5.2. Vers une pédagogie inclusive
Le deuxième apport majeur du film sur le plan éducatif réside dans sa proposition d’une pédagogie inclusive, attentive aux différences et soucieuse de les valoriser. L’atelier de rap accueille des jeunes aux profils multiples : filles et garçons, musulmans, chrétiens, agnostiques, issus de quartiers populaires ou de milieux plus aisés. Cette diversité, loin d’être un obstacle, devient une richesse. Elle stimule le dialogue, la confrontation des points de vue, l’ouverture à l’autre.
La culture hip-hop joue ici un rôle de médiation. Par sa nature hybride, issue de multiples influences, elle constitue un langage commun. Elle permet d’abolir certaines frontières (sociales, religieuses, linguistiques) sans nier les identités. Cette capacité à fédérer sans uniformiser est une force pédagogique majeure. Elle crée un espace où chacun peut exister tel qu’il est, tout en appartenant à un collectif. Loin de l’intégration par effacement, le film propose une inclusion par la reconnaissance des différences.
Le respect des singularités s’accompagne d’un travail sur les stéréotypes. Plusieurs séquences montrent les résistances, les conflits, les débats : sur la place des filles dans le rap, sur la religion, sur les normes sociales. Ces moments de tension ne sont pas évacués ; ils sont intégrés dans le processus éducatif. Le désaccord devient un levier d’apprentissage. La pédagogie à l’œuvre dans le film n’a pas peur du conflit : elle en fait un moteur de réflexion, un terrain de négociation symbolique.
Ce type de pédagogie repose sur une éthique de l’écoute et du dialogue. Il ne s’agit pas de faire taire les divergences, mais de leur donner un cadre d’expression. Dans cette perspective, l’éducateur a un rôle essentiel : il doit garantir la sécurité symbolique de chacun, poser des règles, favoriser la prise de parole équilibrée. Il devient un régulateur, un médiateur, un facilitateur de l’inclusion.
Cette pédagogie inclusive est aussi politique : elle prépare à la citoyenneté, à la vie en commun, à la reconnaissance mutuelle. Elle apprend à vivre avec la complexité, à penser avec l’autre. En cela, Haut et Fort dépasse le cadre de l’atelier artistique : il propose une vision de l’école comme espace démocratique, où la diversité est non seulement tolérée, mais valorisée comme moteur d’apprentissage.
Conclusion
À travers l’analyse du film Haut et Fort, il se dégage une conviction forte : la culture hip-hop, loin de se réduire à une simple expression artistique marginale, constitue un levier éducatif puissant, capable de transformer les trajectoires individuelles et de susciter des dynamiques d’émancipation sociale. Le film met en évidence la manière dont les pratiques artistiques — écriture, chant, danse, performance scénique — deviennent des espaces d›expression de soi, de catharsis, mais aussi des lieux de reconstruction identitaire et de revalorisation symbolique, notamment pour des jeunes souvent relégués aux marges du système scolaire ou social.
Par cette mise en scène de l’éducation en dehors des cadres institutionnels traditionnels, Haut et Fort interroge les formes et les finalités de la transmission. Il valorise une pédagogie active, participative et inclusive, qui reconnaît la légitimité des savoirs issus de l’expérience, de la rue et de la culture populaire. Cette approche rejoint les principes de la pédagogie critique, en ce qu’elle vise à éveiller les consciences, à stimuler la pensée autonome et à favoriser une appropriation du monde par les sujets eux-mêmes.
En tant que cinéaste engagé, Nabil Ayouch ne se contente pas de documenter une réalité : il la transforme par l’art et propose une vision alternative de l’éducation, fondée sur l’écoute, la créativité et la reconnaissance des diversités. Haut et Fort s’inscrit ainsi dans une tradition de cinéma social et politique, qui utilise la fiction comme un espace de réflexion, de contestation et de proposition. Il rappelle que l’art, lorsqu’il est mis au service de l’humain, peut devenir un véritable moteur de transformation, non seulement individuelle mais aussi collective, ouvrant la voie à une société plus juste, inclusive et démocratique.
Notes de bas de page
1Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Paris, La Découverte, 2001.
2Paulo Freire, La pédagogie de l’autonomie, Paris, Érès, 2000.
3Richard Shusterman, L’art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique, Paris, Minuit, 1991.
4Jean-Guy Blais et al., L’évaluation des apprentissages dans une approche par compétences, De Boeck, 2008.
Books about hip-hop and education
Rose, Tricia. 1994. Black Noise: Rap Music and Black Culture in Contemporary America. Hanover, NH: Wesleyan University Press.
Note in the text: (Rose 1994, 67–70)
Books on pedagogy and critical education
Freire, Paulo. 1970. Pedagogy of the Oppressed. Translated by Myra Bergman Ramos. New York: Continuum.
Note in the text: (Freire 1970, 45–50)
Book on Moroccan cinema and culture
Sakr, Naomi. 2016. Arab Television Today. London: I.B. Tauris.
Note in the text: (Sakr 2016, 103)
Article analyzing Nabil Ayouch’s work
El Asri, Fatima Zahra. 2020. “Cinematic Voices of Moroccan Youth: A Study of Nabil Ayouch’s Haut et Fort.” Journal of North African Studies 25, no. 4: 555–70.
Note in the text: (El Asri 2020, 560)
Film as pedagogical tool
Giroux, Henry A. 2011. “On Critical Pedagogy and the Importance of Hip-Hop Culture.” Educational Philosophy and Theory 43, no. 6: 615–26.
Note in the text: (Giroux 2011, 620)
Online interview or resource
Ayouch, Nabil. 2021. Interview by Leila Benjelloun. “Cinema as a Tool for Social Change.” Moroccan Film Review. https://moroccanfilmreview.com/interviews/nabil-ayouch-cinema-social-change. Accessed July 11, 2025.
Note in the text: (Ayouch 2021)
Film reference
Ayouch, Nabil, director. 2021. Haut et Fort [film]. Morocco: Ali n’ Productions.