Abstract
The connections between the arts are so intricately woven that the boundaries between them seem blurred, with one becoming an extension of the other. Between literature and cinema, these connections manifest as a kind of alliance—perhaps even a marriage—from which emerge new interpretations and meanings. While narrative in literary texts follows narratological rules and narrative structures, where the verb is the main thread weaving meaning into the storyline, film adaptations use a different, more technical language. Understanding this cinematic language requires the tools of visual semiotics to bring the viewer closer to the meaning of the original literary work.
Moreover, the influence between literature and cinema proves to be both reversible and inevitable. Cinema draws its primary material from literature and, through image, sound, and light, facilitates the reception of literary texts that might otherwise remain inaccessible to those not passionate about reading. The transition from one artistic form to another—in this case, from literary text to film—raises questions about the semantic coherence between the two forms. To explore this, we will compare the novel Morceaux de choix by Mohamed Nedali and its film adaptation Les ailes de l’amour by Abdelhaï Laraki.
Keywords: Film adaptation, cinematic language, narration, Abdelhaï Laraki, Mohamed Nedali.
Introduction
Les liens entre les arts sont si ficelés que les frontières entre eux semblent escamotées et que l’un constitue une extension de l’autre. Entre littérature et cinéma ces liens se concrétisent sous la forme d’une certaine alliance voire même un certain mariage duquel naissent des lectures et des sens différents. Si le récit dans le texte littéraire obéit à des règles narratologiques et à des structures narratives où le verbe est le fil principal de la trame narrative formant le sens, l’adaptation cinématographique, elle, emploie un autre langage, plus technique, dont la lecture nécessiterait un appui sur la sémiotique visuelle pour approcher le spectateur du sens de l’œuvre littéraire source. Aussi, s’avère-t-il que l’influence entre littérature et cinéma est réversible et inévitable. Ce dernier trouve dans la première la matière principale de l’expression cinématographique et facilite, par le biais de l’image, du son et de la lumière, la réception du texte littéraire qui reste jusqu’alors hermétique au non passionnés de la lecture. Le passage d’une forme artistique à une autre, en l’occurrence du texte littéraire au film pousse à s’interroger sur la question de la cohérence sémantique entre les deux formes artistiques. Pour ce faire, nous rapprocherons dans cette analyse le roman : Morceaux de choix de Mohamed Nedali et son adaptation cinématographique : Les ailes de l’amour d’Abdelhaï Laraki.
En passant du texte écrit à un texte scénarisé et mis en action, l’histoire demeure la même : c’est celle de Thami un apprenti boucher qui, dans le film par le biais du flash back, invite le spectateur à l’accompagner dans son voyage initiatique vers l’acquisition d’« une éducation sentimentale » dans une société patriarcale assujettie aux dogmes de la tradition et courbée sous le poids du tabou. Le récit à la première personne donne la parole au personnage principal et lui offre l’occasion d’extérioriser sa peine à travers le cri d’un souffreteux aspirant à l’émancipation et à la libération. Ce cri, qui est souvent tu ou forcé à l’être chez beaucoup des jeunes de son âge, représente une contre-violence aux diverses violences subies.
Le spectateur et lecteur, sont tous deux interpelés par la prédominance de la violence qui se dégage à la fois du texte que du film. Deux formes artistiques pour rendre compte d’une atmosphère conflictuelle. Les conflits, origines d’actes violents, sont répartis selon des relations dichotomiques : fils/père, individu/ société, citoyen/autorité, tradition/modernité, imitation/originalité, fanatisme religieux/apathéisme, amours/les amours… La paix et la sérénité semblent ne pas avoir de places dans l’univers de Thami. Le protagoniste est victime d’une rigidité violente et d’une conservation carcérale dont les tentacules accablent toute personne aspirant au changement, à la modernisation ou à la liberté.
Toutefois, l’histoire n’est pas si noire et si morose. Elle échappe à l’ennui par l’aspect sensuel où l’amour et la sensualité répandent leur parfum à effet palliatif. Dans le monde de Thami, marqué par la forte présence masculine, seule sa passion à la chaire féminine qui parvient à l’aider à transcender l’autorité paternelle et accéder au monde paradisiaque de la liberté.
De « l’encre » à « l’écran »1, la mise en scène du texte de Nedali par Abdelhaï Laraki interroge la question de la fidélité et de la création artistique cinématographique. Pour ce faire, le présent article cherche à étudier la représentation de la violence et de la chaire dans les deux formes artistiques.
1. L’adaptation cinématographique : de la représentation à la re-présentation
Le mot féminin adaptation constitue une entrée dans le dictionnaire dont la signification est « Modifications imposées par la transposition d’une œuvre d’un domaine ou d’un genre dans un autre2 ». C’est le passage d’une forme artistique à une autre. En d’autres termes, l’adaptation consiste dans l’expression symbolique d’une représentation du monde tel que le voit l’auteur d’une œuvre de référence. Donc, l’œuvre du premier auteur sert de support pour l’œuvre de l’adaptateur qui lui apporte son regard à lui et la rapporte selon, soit sa lecture de l’œuvre d’origine, soit le message qu’il souhaite transmettre. Ce procédé n’est pas nouveau. Dans la littérature, plusieurs romanciers recourent à la réécriture des mythes grecs et les adaptent à leurs contextes. L’adaptation est aussi le produit du passage d’une forme artistique à une autre. C’est le cas du cinéma qui trouve dans la littérature le matériau essentiel de sa création. En effet, le septième art, malgré son aspiration à une certaine autonomie, il ne peut couper le cordon qui le lie à l’art scriptural. Le cinéma muet où la parole s’éclipse derrière la gestuelle, le mouvement, les techniques de mises en scène et les angles de vue, ne peut se passer, lui aussi, de la littérature. Faut-il rappeler que plusieurs films muets réussis s’inspirent des textes classiques de la littérature ?
Abdelhaï Laraki, réalisateur et cinéaste marocain, trouve dans le roman Morceaux de choix : les amours d’un apprenti boucher de son compatriote Mohamed Nedali un quasi-scenario de son film les ailes de l’amour. En passant du récit scriptural au récit filmique, le réalisateur s’accapare du texte, lui apporte des modifications pour le métamorphoser et le faire renaitre sous la forme cinématographique. Opter pour ce choix, loin d’être une preuve de manque d’imagination, se justifie en premier lieu par un souci d’économie. A vrai dire, le texte littéraire, est un texte travaillé, c’est-à-dire passé par différents stades avant d’être publié : Naissance d’une idée, recherche et documentation, brouillon, propre, lecture et relecture puis publication. Un processus plus ou moins long. En outre, subissant déjà l’épreuve des critiques, le texte littéraire permet au cinéaste de bruler cette étape tout en ayant une idée préalable sur les réactions du publique et des spécialistes. Par conséquent, le cinéma trouve dans la littérature une économie du temps et une stratégie d’éviter les réactions négatives des spécialistes et des spectateurs. Et puis, la réussite du roman est une promesse de la réussite du film. Ainsi, les meneurs de cette industrie peuvent compter sur des marges bénéficiaires non négligeables et sans risques.
Le premier roman de Nedali est une vraie réussite. Edité chez le fennec et les éditions de l’aube, il reçoit le Prix de Grand Atlas 2005 de l’Ambassade de France, le Prix des lycéens, 2005 et le Prix International de la Diversité, Espagne, 2009. Plus est, le texte est traduit en arabe et en serbe.
Outre ces atouts, le thème traité et la peinture de la société marocaine de la manière la plus réaliste sans fards ni artifices intéressent davantage le cinéaste et réalisateur Abdelhaï Laraki et lui offrent l’idée de l’adapter au cinéma.
Toutefois, entre ces deux formes artistiques, le roman et le film cinématographique, on se met devant le dilemme re-présentation fidèle/ représentation du réalisateur. Aussi surgit-il un conflit entre la nécessité d’une adaptation fidèle de l’œuvre authentique et l’obligation de lui apporter une touche créative pour échapper à toute reproduction mimétique.
Même si le spectateur n’est averti de la relation du film avec le roman que dans le générique final où on lit : « librement adapté du roman Morceaux de choix de Mohamed Nedali », le spectateur ayant déjà lu le roman ne tarde pas à reconnaitre ses personnages et ses événements. L’adverbe librement vient justifier toute inadéquation de la narration filmique avec la narration scripturale.
L’intrigue est la même, un jeune du nom Thami raconte son histoire avec un père tyrannique autoritaire dans une société conservatrice enfermée dans les dogmes religieux et les us, les coutumes et les convenances sociaux.
Les personnages portent les mêmes noms et les mêmes statuts sociaux. Le réalisateur a essayé de se conformer aux portraits tant physiques que moraux des personnages tels qu’ils sont peints dans le roman.
Le cadre temporel est le même. Les deux œuvres font un focus sur les années 1980.
Cependant, le cadre spatial subit une transformation. Le réalisateur substitue Casablanca à Marrakech, la ville chère à Mohammed Nedali. Ceci dit, les autres espaces, relatifs aux métiers, à l’habitat, et la vie sociétale qui composent la ville demeurent inchangés : la maison de l’adel, le souk, le bain publique…
Le roman s’ouvre par le récit du narrateur personnage qui se présente et présente les autres personnages tout en explicitant les relations entre eux. En revanche, le réalisateur fait ouvrir le filme par la mort de sidi Ali, le père du protagoniste, événement qui n’existe pas dans le roman. Ce choix permet à Thami, l’enfant maudit, l’ange chassé du paradis familial de retourner aux lieux où il a ouvert les yeux. Participer au rite des funérailles invite le spectateur à découvrir l’histoire du protagoniste par le biais du flash back. A chaque fois que le regard de Thami croise ou tombe sur un autre personnage, le spectateur découvre, à travers le voyage introspectif du personnage, un fragment de sa jeunesse. En accompagnant le cortège funèbre jusqu’au cimetière on lit le livre de vie du personnage, un livre noir brodé de larmes mais qui offre quelques chapitres doux et débordant d’amour et de sensualité. Vu l’impossibilité d’embrasser une amnésie thérapeutique, la passion pour la chaire reste l’ultime moyen pour égayer l’existence du personnage principal.
2. La représentation de la chaire
La notion de la chaire est fortement présente que ce soit dans le roman ou dans le film. Faut-il rappeler que le titre du texte de Nedali est Morceaux de choix : les amours d’un apprenti boucher. Il signifie de bons morceaux de viande de veaux ou d’agneau. Cependant, l’expression explicative « les amours d’un apprenti boucher » crée un effet métaphorique établissant un lien d’analogie entre les morceaux de viande que peut exposer un boucher sur son étalage en vue de susciter l’appétit des clients et d’en produire un effet d’attraction et la beauté du corps féminin dont les membres charnus provoquent chez les hommes un désire ardent. En effet, dans le contexte marocain et dans le langage familier, une jeune et belle fille est appelée Tarf : morceau. Aussi, s’avère-t-il que l’intitulé renvoie aux amours du personnage principal. Entre boucherie et femmes, Thami éprouve la même passion : la passion de la chaire. Une telle passion lui permet de sentir l’air frai du paradis loin de l’atmosphère infernale de l’autorité quelle soit paternel, religieuse ou des forces de l’ordre. Chose que l’extrait suivant explique clairement « Contrairement à la medersa, la boucherie me paraissait un lieu respirant la santé et la joie de vivre, un havre de bien-être et d’abondance3 ». Des pages plus loin, on peut lire « il y a partout de la chaire jeune et fraiche sous les djellabas4 ! ». Ce qui renvoie à ce rapprochement entre les belles femmes et les meilleurs morceaux de viandes pour préparer le fameux tagine marocain aux légumes frais de terroirs. La scène suivante en est une illustration remarquable : « Nous fîmes l’amour à même le sol parsemé de poivron, oignon, tomates, carottes, pommes de terre… des légumes frais sentant encore la terre humide des vergers5. »
Le texte de Nedali ne semble plus figé, il est même proche à une filmographie. Grâce à la description minutieuse et à la création d’images, il nourrit l’imagination de son lecteur et le pousse à scénariser le récit à travers ses expériences personnelles et ses représentations. Et par conséquent, l’art de raconter transforme une scène d’amour en un chef d’œuvre d’art culinaire provocant ainsi d’autres sens que la vue et l’ouïe, en l’occurrence le goût et l’odorat.
Un tel récit facilite la tâche au réalisateur de son adaptation. Ainsi la question de fidélité ne peut pas causer problème. En adoptant en plongée le réalisateur met en relief le mélange des légumes parsemés par terre et Zineb qui s’offre à Thami dans un plat traditionnel marocain.

En effet, ce plan zénithal met le point sur l’espace, d’un côté. Il s’agit d’un patio d’une maison traditionnelle marocaine. Et d’un autre côté, les intersections des lignes de force de l’image mettent en relief Thami ramassant les légumes et Zineb débarrassée de ses babouches et en train d’enlever les sous-vêtements de dessous la djellaba, habit traditionnel marocain. Le décor est presque complet. Il ne reste que prendre une vu d’un tagine. Chose qui est faite dans plusieurs scènes où les personnages consomment leur amour. En ce qui suit une autre scène avec Zineb le vrai amour de Thami, et une autre avec une touriste européenne dans un moment de plaisir passager.





La chaire est, certes, présentée comme une source de plaisir. Il n’en reste pas moins vrai qu’elle est l’image de la souffrance et de deuil. Le film s’ouvre sur un plan panoramique du cadavre de Sidi Ali, le père de Thami, étendu sur le dos devant un homme qui lui fait son ultime toilette avant de le mettre dans sa dernière demeure. Ladite scène est alternée avec celle de Kelthoum nue devant le miroir en pleurant son sort et son corps en manque d’étreintes depuis qu’elle a été délaissée par Thami, et de celle d’une vache noire sacrifiée pour préparer le repas funèbre. Trois corps sans âmes dégagent une odeur de souffrance, du mal et des violences qui marquent l’univers de Tahami.
3. De la violence mise à l’écran
Lorsqu’on évoque la violence au cinéma, ce sont d’abord des images de films d’horreur, de récits épiques, de courses-poursuites, d’espionnage, de conflits militaires, d’invasions extraterrestres ou encore de combats opposant super-héros et méchants qui viennent spontanément à l’esprit. En somme, c’est une représentation classique de l’affrontement entre le bien et le mal. Cet affrontement engendre inévitablement une dynamique de violence et de contre-violence, motivée par une cause, quelle qu’elle soit. Ainsi, il paraît plus juste de parler des violences au pluriel, car derrière chaque acte violent, une autre forme de violence peut se dissimuler ou se répondre.
Pour autant, il serait réducteur de fonder toute réflexion sur la violence sur une vision manichéenne, où les limites entre le bien et le mal seraient clairement définies. Il serait également simpliste d’assimiler automatiquement l’auteur d’un acte violent à un représentant du mal. Le bien, lui aussi, peut engendrer la violence. Celle-ci n’est d’ailleurs pas toujours synonyme de destruction : elle peut aussi être porteuse de création — dans les deux acceptions du terme. De la violence peuvent naître une vie, une œuvre, un geste artistique. L’art, dès lors, apparaît comme le fruit et l’expression d’une violence intérieure ou sociale. À ce propos, Marc Gontard affirme, en évoquant l’écriture littéraire, que :
C’est [l’art] qui, dans ses formes mêmes, prend en charge la violence à transmettre, à susciter à partager. C’est [l’art] qui, dans ses dispositifs […] se charge de la seule fonction subversive à laquelle [il] puisse prétendre6
Les ailes de l’amour s’ouvre par la fin. Il bouleverse ainsi l’ordre normal de la progression de l’histoire. C’est une ouverture, comme l’appelle Fouad Mehdi, « clausulaire7 ». Elle clôt l’histoire, certes, par l’évocation de la mort du père de Thami. Toutefois c’est une invitation à reconstruire la trame de l’intrigue par le biais du flash-back en suivant les pas de la réminiscence guidée par le regard du protagoniste.
L’oxymore qui se dégage de cette ouverture clausulaire se manifeste dans la toute première scène où la caméra en mouvement zoome en grand plan le cadavre du père du protagoniste, allongé sur le dos et pris de profil, qu’on prépare pour lui rendre les devoirs de sépulture en lui faisant les ultimes ablutions. Cette sortie de la vie permet au protagoniste de rentrer à la maison familiale. Dans la rhétorique, l’oxymore met en juxtaposition deux termes opposés pour mettre en relief un contraste choquant. Par ailleurs, ces deux techniques, hors mis le choc et l’effet de surprise qu’elles créent, témoignent d’une relation conflictuelle entre deux personnages qui sont censés être en parfaite conciliation8.
De plus, l’ouverture se déroule dans un silence pesant, où les mots et les échanges sont contraints de s’effacer devant la gravité de l’événement. La mort et le deuil impactent profondément les personnages ainsi que le spectateur, qui se retrouve désemparé entre trois scènes qui se succèdent. Il y a le corps du défunt, Kelthoum dénudée face à son miroir, et une vache noire en préparation pour l›abattage. Moins de trois minutes de silence écrasant, qui semblent interminables en raison des nombreuses violences qui en émanent. Le décès de l›Adel souligne la fragilité de la vie et notre impuissance face à la mort. La finitude des êtres, dont le destin est tragique, remet en question le sens de l’existence, qui apparaît alors comme un cycle perpétuel où le commencement et la fin se confondent dans le néant : on n’existe pas, puis on naît pour finalement ne plus exister. La vie est-elle réellement si absurde ? Cette interrogation constitue en soi une agression contre l’esprit. L’événement tragique représente un coup dur pour Kelthoum, la belle-fille de l’Adel, qui, par sa mort, perd son soutien, son réconfort et sa sécurité. Les premières conversations qui viennent rompre ce silence mettent en lumière l’impact bouleversant de la disparition de l’Adel sur Kelthoum, alors que les femmes s’affairant à la préparation du repas funéraire évoquent la situation désastreuse de la jeune femme.
Le premier verbe prononcé « elle me déchire le cœur », hormis sa fonction émotive qui met au jour la compassion de la locutrice, traduit en lettres la projection de la caméra sur deux objets tranchants : une paire de ciseaux que Kelthoum emploie pour couper sec cheveux et un couteau de boucher qu’on émoud avant que la vache à sacrifier ne soit égorgée9.
Le verbe en question souligne l’omniprésence de la notion de déchirement, qui se manifeste sous trois formes : l’action de déchirer ou de couper, une profonde souffrance morale et émotionnelle, ainsi que la discorde et la division. La première forme accentue l’idée que l’action parle souvent plus fort que les mots. Le fait de couper les cheveux symbolise une atteinte à la féminité de Kelthoum. Repudiée par Thami, elle ne peut satisfaire son désir physique. Cela explique le parallèle établi entre sa nudité et celle du cadavre d’Adel. De nombreux éléments assurent une connexion entre ces deux scènes, notamment l’eau. Kelthoum, assise nue devant le miroir, la brosse à la main et entourée d’ustensiles remplis d’eau, évoque une scène de toilette. Pourtant, les larmes qui coulent de ses yeux rivés sur l’horizon rapprochent cette scène de celle du corps du défunt. Par ailleurs, la nudité féminine, suivie de l’abattage d’un animal qui sera bientôt découpé pour la cuisson, fait écho au titre du roman : Morceaux de choix. Ce constat traduit un certain avilissement du statut de la femme, qui est réduite à un objet dont la valeur et l’utilité sont définies par les besoins et désirs masculins. En résumé, le film met en lumière le déchirement de la féminité marocaine, incapables de s’affirmer au sein d’une société patriarcale archaïque.
Le déchirement affectif, bien qu’intangible et souvent indicible, peut revêtir une forme insidieuse, presque tumorale, qui ronge lentement les êtres accablés par la douleur. Chez les personnages, cette souffrance silencieuse pèse de tout son poids, tapie au plus profond d’eux-mêmes. Le chagrin de Kelthoum, quant à lui, apparait dans la profondeur de son regard, reflet d’une douleur muette. Une larme solitaire, suintant lentement sur son visage, concrétise ce sentiment, fait écho à celle versée par la vache noire, bête sacrifiée dont la couleur, symbole funèbre par excellence, incarne la peine accablante et partagée. Deux êtres, une même larme, un même deuil.
En effet, la situation des deux êtres renvoie à la notion de sacrifice. L’immolation de la vache est la transposition de la violence de la perte d’un proche sur une créature de moindre valeur. Ce qu’explique René Girard dans l’affirmation suivante:
La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange. A la créature que excitait sa fureur, elle en substitue soudain une autre qui n’a aucun titre particulier les foudres du violent, sinon qu’elle est vulnérable et qu’elle passe à sa portée. (…) il convient de se demander si le sacrifice rituel n’est fondé sur une substitution du même genre, mais en sens inverse. On peut concevoir, par exemple, que l’immolation de victimes animales détourne la violence de certains êtres qu’on cherche à protéger, vers d’autres êtres dont la mort importe moins ou n’importe pas du tout.10
Le sacrifice prend alors la forme d’une revanche contre des forces violentes immatérielles et dont les contours sont insaisissables et même irreprésentables. De surcroit, la nudité et l’exhibition du corps de Kelthoum, victime d’une société conservatrice prévalant les traditions assiégeant la femme dans l’ombre de l’homme, est une contre-acte contre la phallocratie.
Il est indéniable que le film et le texte romanesque explorent la thématique du malheur et de la souffrance au sein de la société marocaine, où le mal semble être une force omniprésente qui influence et déforme la vie des individus. Dans ce contexte, la figure de Thami émerge comme un symbole poignant de cette lutte intérieure contre des normes sociales oppressives.
Thami incarne le conflit entre le désir individuel et le carcan des traditions collectives. Sa quête d’émancipation face à une société holiste, qui fige l’individu dans des rôles préétablis et des silences pesants, est un parcours semé d’embûches. La répression de ses désirs, notamment sexuels, aggrave son sentiment de déchirement, le plaçant dans une position de tension permanente. Il est tiraillé entre une volonté de s’affirmer et une peur de transgresser les règles imposées par son milieu.
L’usage du concept freudien de « pulsion de moi » pour décrire la dynamique psychologique de Thami est révélateur. Sa lutte pour satisfaire des besoins fondamentaux dans un cadre socioculturel qui stigmatise le désir devient une source de frustration et d’angoisse. L’interdiction de l’expression de la sexualité, renforcée par des lois à la fois religieuses et pénales, crée un climat de honte et de clandestinité où les individus comme Thami doivent naviguer avec prudence pour satisfaire leurs besoins.
Les stratégies qu’il met en place pour contourner les interdits – rechercher des moments de liberté, ou recourir à la masturbation en cachette – témoignent de sa résilience face à une oppression systémique, mais reflètent également une profonde solitude. Le fait qu’il doive constamment se cacher souligne l’inhumanité de ces attentes sociales, où même les besoins les plus naturels sont étouffés au nom de la pudique doxa.
En somme, Thami et ses semblables sont pris au piège d’un système qui, tout en prônant des valeurs traditionnelles, inflige une souffrance psychologique considérable. Cette représentation, tant dans le film que dans le roman, invite à une réflexion critique non seulement sur les rôles de genre au Maroc, mais aussi sur la manière dont ces dynamiques influencent la construction de l’identité individuelle face à une collectivité exigeante et souvent impitoyable.
La notion de déchirement prend une autre dimension tout à fait différente des deux précédentes. Le verbe et la prise de vues de la caméra s’allient pour créer un sens du non sens ou du moins rendre un simple détail plus parlant. C’est d’ailleurs, le cas de l’abondance des éléments tranchants : ciseaux, couteaux, miroirs... ces éléments en s’appuyant sur le dialogue illustrent la dislocation des liens entre le père autoritaire et le fils rebelle. Aussi, la discorde et l’antipathie se substituent-elles à l’accord et la sympathie. Le tort est irréparable et le conflit est inconciliable. Disséquée de cette façon, la relation subit une violence grandissime.
Tout conflit génère des violences réciproques. Cette dynamique de cause à effet, où l’action et la réaction s’intensifient mutuellement, entraîne un cycle sans fin de violence et de contre-violence, rendant difficile la distinction entre le début et la fin. Dans ce contexte, le réalisateur utilise l’opposition entre champ et contre-champ comme une esthétique de la violence. La scène de Kelthoum devant le miroir illustre bien l’enchevêtrement entre le cadre et le hors-cadre. En effet, la jeune femme, de dos, semble prête à fuir le cadre, représentant une échappatoire vers un nouvel horizon symbolisé par la fenêtre ouverte. Cependant, la grille en fer forgé rend cette sortie délicate, soulignant l’incertitude et le risque d’une fuite. Ainsi, le hors-champ devient l’extension de la violence présentée dans le champ. La présence d’un second miroir en reflet accentue l’idée d’enchâssement infini, évoquant des notions d’enfermement et de monotonie. En somme, le jeu entre champ et hors-champ reproduit la réalité violente et monotone de la société marocaine.
Conclusion
Cette analyse propose une réflexion approfondie sur les mécanismes de l’adaptation cinématographique, en se concentrant sur le film d’Abdelhaï Laraki et son rapport avec le roman Morceaux de choix de Nedali. Elle souligne l’importance d’une adaptation respectueuse qui ne déforme pas l’œuvre originale, mais au contraire, lui confère une valeur ajoutée.
Largement, l’analyse met en avant la capacité du réalisateur à capturer l’essence des comportements et du langage de la société marocaine dans un contexte violent. Ce choix stylistique permet non seulement de représenter les réalités contemporaines, mais aussi d’inciter le spectateur à réfléchir sur les enjeux socioculturels du Maroc. Le film devient ainsi un reflet des luttes intérieures et extérieures qui traversent la société, mettant en lumière les tensions entre tradition et modernité.
La dynamique des conflits, mise en exergue dans le film, souligne le cynisme de certains face à la fragilité de ceux qui aspirent à la liberté. La froideur du protagoniste, Thami, face à l’agressivité de son père symbolise une résistance contre l’injustice et une forme de révolte contre la violence ambiante.
Le choix de lieux comme la boucherie en opposition aux institutions religieuses est particulièrement significatif. Il illustre une forme de contre-violence intellectuelle et sociale, défiant les normes traditionnelles et plaçant le déshonneur dans une perspective subversive.
Enfin, la notion de violence et de contre-violence, ainsi que l’idée d’une spirale où chaque acte de violence engendre une nouvelle violence, témoignent de l’impuissance humaine face à des forces plus grandes. Cette réflexion sur la finitude et les conséquences de nos actions interroge la nature même de la violence et de ses manifestations dans le tissu social.
En somme, cette analyse souligne la richesse de l’adaptation cinématographique d’Abdelhaï Laraki, tant sur le plan esthétique que sur celui du contenu, en offrant une critique incisive de la société marocaine et en incitant à une réflexion profonde sur ses contradictions.
Notes finales
1L’encre et l’écran à l’œuvre Interactions et échanges entre littérature et cinéma, in interférence littéraire N° 11- octobre 2013, ISSN : 2031 – 2790. http://www.interferenceslitteraires.be
2www.cnrtl.fr/definition/adaptation
3Mohamed Nedali, Morceaux de choix, Le Fennec, 2003, p. 15.
4Ibid. p. 47.
5Ibid. p. 64.
6GONTARD Marc, La violence du texte. La littérature marocaine de langue française, Éditions l’Harmattan, Paris, 1981, p.7.
7MEHDI Fouad, A l’écoute des écrivains marocains, Virgule Editions, Tanger, 2018, p. 114.
8AMRANI Oussama. EL BAKKALI EL Arbi, Communication de la violence au cinéma: le cas du film les ailes de l’amour d’abdelhaï laraki, Conhecimento & Diversidade, Niterói, v. 15, n. 39out. 2023.
9Ibid.
10René GIRARD, La violence et le sacré, Éditions Bernard Grasset, Paris, 1972, p.15
Bibliographie
AMRANI Oussama et EL BAKKALI EL Arbi. 2023. Communication de la violence au cinéma: le cas du film les ailes de l’amour d’abdelhaï laraki, Conhecimento & Diversidade, Niterói, v. 15, n. 39.
GONTARD Marc. 1981. La violence du texte. La littérature marocaine de langue française, Éditions l’Harmattan, Paris.
MEHDI Fouad. 2018. A l’écoute des écrivains marocains, Virgule Editions, Tanger.
NEDALI Mohamed. 2003. Morceaux de choix : Les amours d’un apprenti boucher, Casablanca, Editions Le Fennec.
René GIRARD. 1972. La violence et le sacré, Éditions Bernard Grasset, Paris.
Filmographie
Les ailes de l’amour. (2003)., réalisé par Abdelhaï Laraki