Capítulo / Chapter II | Cinema – Cinema

Corsica: a cinematic home of rebellion?

La Corse: foyer d’une rébellion cinématographique?

Dr Karine Chevalier

Roehampton University, UK

Abstract

A majority of films about Corsican’s home, from continental filmmakers, rely on stereotypes and touristic gazes, often a source of humour. With Corsica becoming a crucial location for shooting, with the support of local film commissions and the increasing presence of professionals working in the film industry in-sitio, a new Corsican cinema, yet understudied, is emerging with a distinctive and rebellious approach towards the question of home. Films from Corsica are a site of resistance centred around the question of home as a symbol for marginalised communities such as Maghrebi living in the island or Corsicans themselves. These young filmmakers (Thierry de Peretti, Caroline Poggi, Pascal Tagnati) will depict home with creative cinematographic gazes and original mise-en-scenes to question the liminalities between inside/outside, past/future, authentic villages/capitalist urban spaces. They deconstruct invisible borders between spaces, generations, communities to reveal the inherent violence of these complex contemporary territories and its new stories: home as non-refuge, home as a site for rebellious cultural reappropriation, home as clandestine, even home as a site of fire regenerated, echoing ancestral rituals for a sustainable living.

Keywords: Corsica, Rebellion, Home.

Introduction

Les nombreuses définitions du mot foyer permettent, dans le contexte précis de la Corse, de s’intéresser autant à des problématiques liées à la récente politique d’aménagement du territoire (préservation de l’environnement, crise du logement social) qu’à l’architecture traditionnelle contre l’envahisseur (ville-citadelle du littoral, maison fortifiée des terres intérieures) ou plus symboliquement aux éléments comme le feu. Selon le dictionnaire de l’Académie française, le mot « foyer » peut se définir comme le lieu où l’on fait du feu, et par métonymie la demeure familiale, famille elle-même s’étendant à la nation, ainsi que le « lieu, point qui est la source d’un rayonnement, où se concentre la chaleur ». Outre les questions urbanistiques et écologiques, le foyer fait également écho aux discours politiques indépendantistes pour la défense d’une culture, d’une langue et d’un territoire avec les spécificités propres à l’île de beauté (statut de résident, plasticage des maisons secondaires et bâtiments symboliques de l’État français, indivision de la propriété des biens pour maintenir un héritage patrimonial dans la communauté). Le foyer est donc autant un sujet politique, identitaire, architectural, économique que symbolique. Beaucoup plus qu’un simple décor de carte postale pour les touristes continentaux, l’espace perçu comme foyer participe des enjeux essentiels de l’avenir de la Corse. Comment les Corses, et plus précisément les cinéastes corses, vont-ils représenter cette notion complexe, polémique, et comment l’analyser sinon en appréhendant un espace au pluriel selon les regards portés sur lui ?

Pour Jean-Pierre Mattei (2008), la Corse au cinéma jusqu’aux années 1980 était avant tout une terre de bandits, de vendettas et le lieu de naissance de Napoléon Bonaparte. Cette « terre d’images », cette « géographie escarpée et lumineuse attire des tournages où le décor sauvage semble répondre aux mœurs locales » (64). Avec son lot d’exotisme pour un public continental, elle reste un prétexte à des films d’actions. Avec les changements politiques des années 1980, un cinéma corse (et non plus simplement en Corse) va se recentrer sur des thématiques identitaires pour se réapproprier une image-miroir, et explorer cet espace non plus comme décor mais acteur de son histoire, surtout au tournant du XXIe siècle avec le soutien de la collectivité territoriale (nombreux tournages et productions en Corse) et de la filière audiovisuelle à l’Université de Corte. Peut-on pour autant parler de cinéma corse ?

Comme nous l’avons précédemment montré (2023), certains jeunes cinéastes révèlent une « autre » Corse, loin des plages touristiques, du grand banditisme, certainement moins unie que dans le discours issu de la réappropriation identitaire des années 1970. Ce territoire se montre plus morcelé avec ses minorités, son héritage postcolonial, sa précarité, offrant une géopoétique polyphonique de voix narratives. En tournant en Corse, avec des acteurs corses et des problématiques locales contemporaines, voit-on enfin l’émergence d’un cinéma corse comme espace de résistance, cherchant d’autres mises en scène pour se réapproprier le fond et la forme des films ? Comment certains réalisateurs (Thierry de Peretti, Caroline Poggi, Pascal Tagnati), rebelles au formatage médiatique, peuvent-ils apporter une nouvelle perspective cinématographique sur l’idée de foyer ?

Pour analyser la représentation de l’espace comme foyer et sa spécificité cinématographique, il faudra prendre en compte l’image de l’espace profilmique du champ comme « signifiant éminemment spatial » et évaluer le « contexte d’occurrence » du champ et du hors-champ, selon la méthodologie sémiologique (Gaudreault et Jost, Le Récit cinématographique, 2017). A partir de quels sons et images la Corse est-elle présentée au spectateur ? A cet effet, nous nous intéresserons plus particulièrement à la dichotomie entre littoral et terres intérieures, maisons de famille et maisons secondaires, foyer antithétique d’une liminalité identitaire en crise. Outre l’espace diégétique, pour André Gardiès (L’espace au cinéma, 2019) il faut également distinguer « l’espace narratif » (spatialité vécue des personnages), et « l’espace cinématographique » (ou réception). Ainsi l’espace au cinéma n’est jamais donné mais reste à construire pour la cohérence narrative et discursive du film. Pour illustrer cette fragmentation, nous analyserons la représentation du village corse comme foyer du localisme, entre séjour estival et village natal, témoignage subjectif et vision panoramique. Nous prendrons ainsi en compte la « géographicité » issue des « films de géographie, qui cherchent à montrer l’espace habité et l’habiter de cet espace avec la visée d’augmenter l’intelligence de cette dimension du monde social » (Levy, De l’espace au cinéma, 2013). Parler de cinéma corse c’est ainsi se concentrer sur l’interprétation de cet espace géographique avec ses spécificités socio-historiques. C’est associer sciences humaines et théorie du cinéma, dont l’approche phénoménologique de l’espace vécu de manière dynamique par le public ou « espace circulant » (Gaudin, 2014) et de considérer le mouvement de ces « images-espaces » et leur « qualité-puissance ». C’est à ce sens qu’on se questionnera sur un cinéma innovatif dans son fond et sa forme afin d’aborder une possible expression de rébellion contre une représentation figée. Nous terminerons notre analyse avec des films qui repoussent les frontières, foyer d’une rébellion entre nomadisme intermédial et brulis.

Le foyer d’une liminalité identitaire en crise entre littoral et terres intérieures, maisons de famille et maisons secondaires

Tourner en Corse ne suffit pas à inscrire un territoire, à l’exemple du Jour le plus long (1962) qui substitue la plage de Saleccia comme signifiant aux côtes normandes comme signifié. Outre les plages, montagnes, maquis, troupeaux en liberté que l’on retrouve également dans d’autres îles méditerranéennes, il faut rajouter des signifiants plus précis : panneaux de signalisation troués par les balles, drapeau à tête de maure, polyphonie, tags anti-français, indépendantistes cagoulés en noir. Ces signifiants renforcent un espace diégétique souvent stéréotypé, particulièrement présents dans les comédies de mœurs s’amusant du regard touristique posé sur cet espace divisé entre Corses et non Corses, à l’exemple de L’Enquête corse (Alain Berberian, 2004). Les réalisateurs originaires de la Corse qui continuent dans cette verve comique, enrichissent l’espace narratif d’un regard plus aiguisé sur les codes sociaux, offrant un espace cinématographique pédagogique. Les touristes sont progressivement introduits puis intégrés (comme le public) à cet espace étrange qui se fera accueillant et finalement pas si différent. Néanmoins, les films de Fabrice Begotti (Les Françis, 2014), Eric Fraticelli (Permis de construire, 2020) ont avant tout pour fonction de faire rire (plutôt que de faire découvrir la géographicité) avec des histoires universelles basées sur des comédies de caractères. Pour cela, Fraticelli revendique le recours à un humour corse, la « macagna », qui fait partie du patrimoine de l’île. Ces blagues autodérisoires à l’accent corse s’amusent du regard posé sur une Corse insulaire, traditionnelle et refermée. Elles prennent tout leur sens quand ces films parlent aussi d’un territoire identitaire et d’enjeux politiques. En abordant l’épineux problème du permis de construire en Corse, Fraticelli propose un film documenté sur les problématiques contemporaines : « la défense d’espèces menacées qui peuvent empêcher un chantier (ce sont des limaces dans mon film) ou la signature verbale d’un bail qui a valeur de signature. Ça, ça existe et c’est légal ! » (dossier de presse). Un couple parisien, malgré des tentatives de pots-de-vin et la perte d’une partie du terrain hérité pour permettre le passage d’un troupeau, s’intègrera progressivement au village. Leur maison secondaire qui devait pivoter en fonction du soleil (selon les plans extravagants d’un architecte allemand), ne verra pourtant pas le jour avant la fin du film, détail symbolique important d’un espace préservé à ne pas dénaturer. Mais derrière les revendications écologiques d’une comédie de consensus, il est possible de lire entre les lignes les tensions nées de la spéculation immobilière et du tourisme. Ces parisiens sont acceptés car ils vont se faire résidents, mais dans Permis de construire les Corses ne peuvent pas se permettent de construire de belles villas, tout au plus un mur dans un cimetière.

Pour Anne Meistersheim « le problème de l’appropriation des terres et de leur vocation, déchirée entre société de loisir et agriculture, entre pression foncière et gestion écologique, est toujours d’actualité » (Le Labyrinthe et les masques, 2012, 10). Au tourisme de masse (qui aurait pu défigurer le paysage corse sans l’intervention du FLNC) s’oppose le tourisme de luxe qui participe de la spéculation immobilière, les deux introduisant une culture du loisir et du désir.

Le touriste, c’est celui par qui le désir arrive. C’est la mise en danger de la communauté (mais on sait bien, maintenant, que c’est le sacrifice de la communauté qui permet l’avènement de l’économie individuelle du profit). On envie d’autant plus cet étranger qu’on le voit dans une situation de loisir, de consommation et de grande permissivité (64)

La maison secondaire, signifiant très présent dans le cinéma corse, est un symbole incontournable qui condense une liminalité en crise et engendre de nouvelles mises en scène.

Thierry de Peretti (Les Apaches, 2013) fera de la maison secondaire le décor principal de son film, et le foyer des inégalités socio-historiques et raciales, à partir de faits réels : la mort d’un jeune Corse d’origine maghrébine suite au cambriolage d’une villa inoccupée, tué par ses complices sous la peur des représailles du milieu qui protège les propriétaires. Dès la première scène, et de manière symbolique, cette résidence secondaire est nettoyée par une famille d’immigrés marocains. Leur fils Aziz, motivé par ses amis, reviendra clandestinement le soir pour y faire la fête. Ces jeunes, laissés pour compte de la société de consommation, s’approprient un espace qui leur est interdit : la Corse du luxe et du loisir. Vomir dans la piscine, boire de l’alcool, dérober poste de musique et CDs ne portera pas à conséquence mais le vol de fusils de collection, emblématique d’une société violente et inégale, entraînera la mort d’Aziz. De Peretti explore efficacement par sa mise en scène les jeux de reflets et de superpositions d’espaces (intérieur/extérieur, espace domestique/nature) permis par les baies vitrées du salon, mettant en lumière un univers étrange de la liminalité, de l’entre-deux confus, du passage d’un état d’innocence à la culpabilité, de la communauté à l’exil. On suivra Aziz qui tente de se cacher, des plages touristiques aux zones commerciales. Une fois retrouvé par ses complices, la mise au ban de la société continuera, de la banlieue de Porto-Vecchio aux routes escarpées de montagnes qui mènent aux marécages éloignés, espace peu exploré par le cinéma et lieu du meurtre. De Peretti révèle ainsi un territoire plus sombre, lieu du tragique, invisible aux yeux des touristes : lorsque les jeunes sont en train d’enterrer le corps d’Aziz dans la forêt passe un cycliste complètement ignorant du drame qui s’y joue, continuant aveuglément sa route. Selon de Peretti :

Ce n’est ni la Corse du tourisme, ni celle des bandits, mais celle écrasée entre les deux. Celle que les vacanciers croisent sur le chemin de la plage sans la regarder. C’est la Corse jeune et pauvre, la Corse des invisibles (Weber 2021)

De Peretti dévoile cette invisibilisation sociale (des jeunes corses ou d’origine maghrébine) d’une manière pertinente. Le fusil dérobé sera ramené à la fin du film en plein jour par un des meurtriers dans la villa remplie de jeunes estivaliers en maillot de bain qui se baignent au son de la musique d’un DJ. Étrangement, personne ne le remarque malgré son arme et son bleu de Chine. Ce décalage social, vestimentaire, inscrit l’invisibilisation d’une communauté sur son territoire, ainsi que l’invisibilisation de la violence qui s’y joue aux yeux des touristes de passage. Le jeune entre et sort du cadre, perdu dans la profondeur du champ de ce groupe de jeunes unis dans leur insouciance. Cette mise en scène originale se positionne à la lisière du drame avec des cadrages resserrés mais souvent protégés par un filtre (groupe d’estivaliers au premier plan, pare-brise, vitres de véranda), indiquant des espaces perméables malgré les apparentes frontières. La symbolique du champ et du hors-champ est essentielle à la compréhension de la mise en scène d’un espace liminal (non pas tant géographique que socio-historique), entre les apparences et les profondeurs d’un territoire avec une violence refoulée, explosive par moments, invisible le plus souvent dans ses causes (telle que le tourisme de luxe dont témoigne la dernière scène du film).

La géographicité spécifique à la Corse nous montre une violence de différentes natures selon les espaces: la violence économique aveuglante du littoral, de la spéculation immobilière et de la consommation (comme à Porto-Vecchio) et la violence insulaire des non-dits d’une autre Corse plus complexe, ses marécages, ses forêts, ses minorités, ses omertas. Cette connaissance nuancée du territoire permet à de Peretti de filmer comment les maisons secondaires peuvent cristalliser, outre les possibilités de mise en scène, des enjeux politiques : le droit à la propriété est refusé à ces jeunes qui symboliquement enterrent les victimes de cette violence dans les terres intérieures de l’île, la nature restant le seul foyer possible mais désacralisé par le passage du tourisme. Petite racaille et grand banditisme, H-L-M et villa luxueuse avec piscine, estivaliers oisifs et jeunes corses désœuvrés, hôtel de luxe pour continentaux et mobil-home pour saisonniers, quartier arabe périphérique et centre historique, l’espace corse chez de Peretti inscrit une liminalité complexe, contradictoire, et source de violence.

Comme le confirme Meistersheim, « l’espace corse est double : la Corse de l’intérieur et la Corse de la plaine, du littoral et des villes » (15) tiraillée entre modernisation et tradition, économie libérale et protectionnisme, entre « l’en-vie et la mort » (63). Si le registre comique filtre les drames sous le masque pudique du rire, les films dramatiques, inspirés souvent de faits réels, cherchent au contraire à rendre plus visible la violence à travers notamment l’espace. Selon Gardiès, l’espace diégétique se révèle selon trois formes de déplacements des personnages. Chez de Peretti, il s’agit d’un « parcours » typique du récit de l’errance (au contraire du « trajet » d’un point précis à un autre et de « l’itinéraire » des récits de quête). Ce « parcours » prend les aspects d’une traque dans le contexte violent de la Corse. Le touriste se permet de visiter, d’être de passage, et ainsi nous révéler une Corse du littoral et des terres mais superficiellement. Le Corse comme nous le montre de Peretti erre sur son propre territoire, qu’il connaît pourtant, celui de la violence historique, politique : il chasse et est chassé, qu’il soit en ville ou en forêt. Ce sera également le cas du personnage de Stéphane (Une vie violente, 2017), inspiré de la réalité : un jeune militant tué suite aux luttes fratricides entre nationalistes dans les années 2000. Transitant d’une vie étudiante (et d’une maison familiale à Bastia), à une vie engagée dans la lutte armée pour l’indépendance (séjour en prison, plasticage de bâtiments publics, réunion dans des appartements vides, des maisons en ruine), pour finir dans la clandestinité, traqué par le FLNC pour appartenir à un autre groupe armé nationaliste (caché dans un appartement bourgeois parisien), pour finir de retour en Corse, pour l’enterrement de son frère d’arme, suivi par un lent travelling, avec comme seule protection un gilet-pare balle, marchant consciemment vers sa mort. Ce « parcours » d’une longue traque filmée par des longs travellings, mais aussi des angles de cameras qui travaillent la profondeur de champ (disparition de Stéphane en hors-champ derrière les cadres fermés des portes, fenêtres ou meubles, emprisonné par le cadre dans le cadre) est symbolique d’une liminalité en crise, au seuil de la vie et de la mort, qui ne permet ni transition ni transformation. Stéphane a refusé le conseil de sa mère de se cacher dans le village familial, mais qu’en est-il de ces villages-refuges contre l’envahisseur (génois, français), ces maisons fortes des terres intérieures ? Offrent-elles un refuge cinématographique ?

Le village corse comme foyer du localisme entre séjour estival et village natal, témoignage subjectif et vision panoramique

Le localisme identitaire depuis Heidegger est souvent illustré par un village enraciné où tout le monde se connaît, opposé à l’universalisme des villes, espace de l’illimité, l’anonymat, la mondialisation et le brassage culturel. Les villages des terres intérieures corses sont le lieu de nombreux tournages et constituent un espace symbolique entre valeurs traditionnelles et Riacquistu. Le cinéma contemporain peut porter un regard assez critique sur l’héritage de cette réappropriation culturelle, et sur un certain localisme identitaire réfractaire aux différences ethniques, sexuelles. Dans Le Retour (2023), Catherine Corsini met en scène le difficile retour de deux jeunes corses de peau noire, Jessica et Farah, quinze ans après leur départ précipité avec leur mère Khédidja, ayant entraîné la mort de leur père dans un accident de voiture. D’origine sénégalaise, leur mère n’aura pas réussi à s’adapter au mode de vie qu’on lui imposait dans le village paternel. A présent nourrice dans une famille parisienne qui passe ses étés en Corse dans une magnifique maison secondaire, Khédidja sera cantonnée au mobile-home de camping dans lequel elle réside avec ses filles. Ces dernières seront plus libres de leur mouvement, invitées dans les villas luxueuses où circulent la drogue, ou encore dans la maison familiale paternelle au village, figée comme un musée. Corsini, d’origine corse par son père, a justement tourné dans la maison familiale, et révèle à travers la quête identitaire de ces jeunes femmes et leurs « itinéraires » une Corse complexe et paradoxale. D’un côté une Corse blanche du littoral, de la fête et de l’indifférence dans laquelle Farah, jeune rebelle noire des banlieues au franc-parler ne trouvera pas sa place. D’un autre côté, une Corse de l’intérieur, fermée à l’homosexualité et aux différences culturelles, dans laquelle Sarah qui se découvre lesbienne, malgré sa réussite scolaire, ses bonnes manières, ne trouvera pas non plus refuge. Si la Corse pour Corsini ne se fait pas toujours accueillante envers les personnes différentes, sur le littoral ou dans les terres des histoires d’amour peuvent s’y nouer entre Corses et continentaux, Blancs et personnes de couleur, hétérosexuels ou homosexuels, même si la Corse ne devient pas pour autant un foyer. Corsini nous montre ainsi les divisions internes à cette société: la minorité maghrébine en marge (exclue de certains lieux publics comme les plages), mais aussi les jeunes corses socialement défavorisés (invités dans les soirées seulement pour y vendre de la drogue). Le retour en Corse se fera donc détour le temps d’un été, avant de retrouver le continent. La Corse est moins un espace géographique qu’un espace saisonnier estival sur le littoral, lorsque touristes et Corses de la diaspora s’y retrouvent. Quant aux villages, ils sont le lieu d’un certain localisme identitaire (protection du clan, de la culture) qui n’empêche pas un désir d’ouverture. Comme Khédidja, la mère de Corsini se sentait enfermée en Corse, toujours étrangère, mais malgré l’inspiration autobiographique de son film (deuil du père) la réalisatrice de soixante ans s’intéresse surtout à la jeunesse pour aborder les questions plus contemporaines de la diversité sociale et identitaire.

En Corse, l’autre est toujours perçu comme un étranger. Appartenir à la communauté corse reste de toute façon un chemin difficile à parcourir. D’ailleurs le racisme est vécu aussi par Khédidja dans la famille bourgeoise et son paternalisme de bon aloi. Mais le film dépasse la problématique du racisme pour cheminer vers la question des racines, des origines, des manières de composer avec l’absence (dossier de presse)

Drame (avec Sarah) et comédie (avec Farah) se mélangent, ainsi que les acteurs corses et continentaux aux différents accents. Corsini revendique cette ouverture au Divers, même s’il est plus présent sur le littoral.

Ce vivre-ensemble se retrouve également dans les villages, source de comique mais surtout espace utopique de fraternité. C’est ce qu’ont cherché à montrer Karole Rocher et Barbara Biancardini avec leur film Fratè (2022), tourné avec le soutien des habitants de Vezzani, village d’enfance de Carole et lieu de vacances de toute la famille, sa fille Barbara et son compagnon Thomas Ngijol. Ce dernier joue le rôle de Dumè, un orphelin d’origine africaine qui découvre l’existence du fils légitime de son père adoptif lors du partage de l’héritage immobilier. Il se fera très réfractaire à l’arrivée de ce frère, un certain Lucien, bobo-parisien d’origine maghrébine. Lors de leur première rencontre devant la tombe paternelle, Lucien, également rempli de préjugés, prendra le jeune Noir pour un employé municipal. Leur cohabitation tendue dans la maison du patriarche sera source de comique. Fratè s’amuse des stéréotypes ethniques (un Noir plus corse que les Corses, un Maghrébin plus parisiens que les Parisiens), et régionaux (misogynie, violence, clandestinité et insularité caricaturées) pour mieux les dénoncer. Le film se termine sur un message de solidarité, du vivre-ensemble qui a permis également la production du film, comme le confirme Ngijol.

Moi, cette île des clichés, je ne la connais pas, elle n’est pas celle dans laquelle je vis. Paradoxalement, il me semble même que FRATÈ, qui raconte un point de vue régional, envoie mine de rien, une image assez paisible de la France, avec son éclectisme, sa diversité, ses valeurs ; un message finalement assez universel (dossier de presse).

Avec Lucien, son regard étranger, le public visite le village, soutenu par une curiosité touristique sur des mœurs étrangères. Avec Dumè, qui cherche à effrayer Lucien et exagère les stéréotypes associés aux Corses (clanisme, misogynie, violence excessive) le public s’amuse de sa mauvaise foi tout en se faisant complice des mensonges caricaturaux (dont l’hilarant camouflage impossible de Dumè, seul Noir du village, malgré une cagoule de nationaliste). Derrière la comédie et ses codes (couple de personnages opposés, point de vue touristique sur les mœurs corses), se révèle la question problématique de l’indivision, du partage épineux du patrimoine mais aussi de la diversité ethnique des Corses, conséquence de l’entreprise coloniale à laquelle a participé bon nombre de Corses fonctionnaires de l’État français. Pour révéler cependant une géographicité moins caricaturale et plus nuancée du village corse, il ne suffit pas de s’appuyer sur les codes de la comédie régionale de réconciliation mais de proposer d’autres manières de filmer pour montrer comment l’espace est habité.

Pascal Tagnati avec I Comete (2021), filmé dans son village, Tolla, prend le parti-pris d’un film vocal au risque du fragmentaire. Seule l’unité de temps (l’été) et de lieu (le village et ses habitants) unifie ce film sans progression narrative, construit sur des scènes de conversations filmées en plan fixe, sans que les personnages entrant et sortant du cadre librement (ignorant la caméra, dos au public) ne soient introduits. Filmer ce territoire familier demande un travail de distanciation afin de « retranscrire, de déplacer et de mettre en scène un monde qui m’a façonné. L’été au village est un terrain d’observation, d’échange et de jeu considérable » (Bardot, 2012). Proche du documentaire, filmé au plus près des lieux et des habitants sélectionnés au casting (pour leur phrasé, accent, gestuelle, connaissance du milieu), tout est pourtant scripté pour que de ces micro-situations se révèlent les enjeux d’une communauté, d’un territoire: « Le village l’été est un condensé de la société corse » (Bardot). Cette reconstruction subjective de « 37 ans de vécu, de personnages croisés [ se limite à…] mon point de vue, mon imaginaire, ça ne fait foi de rien » (Lestage, 2022). Ce film choral intergénérationnel, interlingual, cherche à faire dialoguer tous les acteurs sociaux du village. Ce dispositif narratif particulier permet de mettre au même niveau les bribes de conversations publiques (sur la place du village, au travail) ou privées (dans l’espace familial ou amical), de varier les contextes d’énonciations et les registres (conversations collectives, en couple, au téléphone, par écrans interposés, vulgaires, militantes, murmurées, chantées...). Ces scènes écrites filmées dans un cadre réel ont surtout fonction de mettre en parallèle une myriade de sujets locaux, nationaux, mondains, triviaux (infidélité, clanisme, souveraineté nationale, féminisme, corruption, rapports de force familiaux, accouchement sous X, Alzheimer, invasion de fourmi, choix d’études ...). C’est moins la peinture de personnages isolés, trop nombreux pour offrir des progressions psychologiques élicites, qu’une mosaïque de situations qui offre progressivement une fresque collective, celle d’un village corse avec ces préjugés, ses combats, sa violence, ses tensions raciales, sexuelles, ses inégalités sociales, entre individualisme et communautarisme mais aussi sa solidarité, sa fraternité. Le porteur de l’identité corse et du localisme est de nouveau un homme noir, fils adoptif de la famille affluente du village qui régente les conflits. A la différence de Fratè, sa couleur de peau n’est jamais évoquée, et le vivre-ensemble se fait moins utopique que dialectique pour apporter une autre pierre à l’édifice en s’amusant des idées préconçues, de la mentalité insulaire. Ce personnage, qui ne semble pas souffrir du racisme ou d’appartenir à une minorité, se retrouve à se plaindre avec d’autres jeunes corses de la progression du nombre de femmes voilées à Nice, en rénovant une vieille bâtisse en pierre, espace symbolique potentiellement d’un discours passéiste à dépoussiérer. Non sans humour, chaque scénette offre une peinture sociologique, narrative, idéologique, politique, linguistique, architecturale avec des signifiants ouverts à interprétation. Parler de foot permet également à Tagnati d’évoquer indirectement la fonction de ce personnage inattendu dans un village corse : « Les gens ils aiment s’identifier à des gens de leur pays, ou de leur région, c’est comme ça ! Ou à des joueurs étrangers mais des cracs qui viennent te bouleverser le club un peu comme ça au moyen terme ». Maison à reconstruire, villa moderne immergée dans la nature, terrasse dominant le village, bureau administratif, chambre donnant sur la place du village, restaurant au bord du lac, cimetière, ferme, ces micros-espaces et lieux d’énonciations sont aussi variés que les paroles et les personnes qui habitent ce monde. Le public face à ce puzzle de plans fixes ne pourra avoir de vision panoramique que partielle, ce que revendique Tagnati :

On passe et on regarde. On n’est pas invités à comprendre ce qui se joue puisque les personnages savent très bien ce qu’ils sont en train de se jouer entre eux. J’ai estimé qu’ils n’avaient pas besoin de nous expliquer. Mais si on s’attarde et que l’on reste avec eux un certain temps, on arrive à comprendre quelques micro-enjeux et, petit à petit, l’enjeu général de cette communauté. C’est le propre d’un touriste. On arrive sur un territoire que l’on ne connaît pas, où l’on ne connaît personne et petit à petit, en rencontrant les gens, on se fait son petit puzzle soi-même. Et quand on rentre, on se dit, j’ai vu ça, j’ai compris ça. Et je ne pense pas que ça gâche les vacances pour autant (Lestage 2022)

Ce regard touristique restreint a le mérite d’opacifier la mise en scène du réel (à la différence des comédies qui simplifient caricaturalement les rapports de force). Il se crée un certain malaise face à un monde qui se construit progressivement au fur et à mesure du film mais offrant toujours une vision limitée. La dernière scène sera d’ailleurs à cet égard symbolique : Tagnati lui-même dos à la caméra face à un cadre de fenêtre vide qui donne sur un lac repeint les murs de pierre d’une vieille maison. A la lisière des mondes, le public ne perçoit qu’une parcelle limitée du réel extérieur présent en hors-champs par des sons. Ce concept artistique est notamment revendiqué dans le film par une jeune photographe corse : « faut pas de sujet, le sujet c’est ce qui te vient, c’est instantané, tu le construis au fur et à mesure, tu le lies, tu captures, tu crées un instant de vie, tu crées un monde ; […] ta cible elle vient après ». Le film ne suit pas le parcours d’un touriste, progressivement invité à décoder ce monde, mais présente un labyrinthe de constellations, d’où le titre du film : « Les comètes, car ce sont des personnages qui traversent le cadre, qui passent, qui reviennent. C’est très elliptique. On suit des parcours qui apparaissent et qui s’éteignent » (Lestage, 2022). C’est également une manière de remplir l’espace, de le rendre dynamique, pour éviter la claustrophobie.

Selon Meistersheim, l’insularité qui caractérise la Corse peut être perçue comme une île dans l’île (ou un village dans une île) et « l’espace insulaire, lorsqu’il est réduit… l’insulaire s’arrange pour le vivre comme grand ! Comment ? Notamment en allongeant artificiellement les cheminements » (168). Les angles de camera, la structure en mosaïque reflètent ainsi de manière métaphorique l’espace narratif d’un touriste face à ce réel mais aussi l’espace cinématographique labyrinthique perçu par le spectateur. Par cette fragmentation, Tagnati offre néanmoins une vision panoramique d’un espace démultiplié. Meistersheim différencie l’insularité géographique de l’îléité. Cette dernière possède une « dimension topopsychologique » avec une « approche phénoménologique du vécu insulaire, de ces rapports entre l’espace insulaire et ses habitants » (124) entraînant une perception labyrinthique de l’espace, de ses contraintes mais aussi de ses richesses sensorielles, d’où l’importance des sons comme chez Tagnati. Ainsi, ce film tout à fait original dans sa forme labyrinthique présente un témoignage à la fois subjectif et local (la vision de Tagnati qui n’est en rien celle de tous les Corses) et une vision panoramique (unifiée par le film) qui n’est pas celle des médias :

J’aime raconter des choses qui sont à ma hauteur. Bien sûr, que j’ai été témoin de situations très violentes ou extrêmement politisées, mais ça ne représente pas grand-chose dans ma vie en Corse. […]Je raconte quelque chose qui est plus conforme à ce que je suis. Donc on est loin de la Corse des médias (Lestage)

Tagnati ne s’affiche pas foncièrement contre les médias, ni le localisme identitaire, mais revendique un point de vue subjectif, modeste, nuancé, inspiré d’un village en particulier qui lui permet de proposer une mise en scène originale de l’espace. Quant aux films de Corsini, Rocher et Biancardini, plus conventionnels dans leur forme, le village est surtout l’espace d’enjeux idéologiques assez classiques, entre fermeture et ouverture, localisme et universalisme. Mais qu’en est-il d’une approche potentiellement plus rebelle ?

Le foyer d’une rébellion entre nomadisme intermédial et brulis

Une nouvelle forme de rébellion apparaît avec Caroline Poggi dont les films offrent un cas exemplaire, non seulement parce qu’ils ne se revendiquent pas corses (même si la Corse est souvent le lieu de tournage), et qu’ils sont faits en collaboration avec Jonathan Vinel, originaire de Toulouse. Poggi nous permettra d’aborder le cinéma corse d’une génération au-delà des frontières géographiques, régionales, nationales, prônant un cinéma intermédial de la révolte collective (se revendiquant avec les cinéastes Yann Gonzalez et Bertrand Mandico dans leur manifeste Flamme d’un cinéma « qui traverse les genres, les émotions, le temps. Qui traverse la rétine et la chair. Qui traverse les désirs, les désordres »). Née en Corse, formée à l’Université de Corte (filière cinéma-audiovisuel), le travail de Poggi prend de la distance avec ses racines, même si les questions de la violence spécifique à la Corse sont abordées d’une manière tout à fait originale. « J’ai aussi été pas mal marquée par la violence que tu peux voir tous les jours en Corse. C’est un peu le Far West avec ces chasseurs, ces armes, ces pick-up » (Grosset, 2013). Bien qu’elle appartienne à la génération des mangas et jeux vidéos transnationaux, elle reconnaît l’empreinte du lieu de naissance. Dès son premier court métrage Chiens (2012), co-produit par l’Université de Corte, elle révèle une Corse intérieure, celle de la chasse, de la solitude, des forêts profondes, des armes et d’un rapport primitif et violent entre la nature et les hommes. La caméra suit à bras-le-corps un jeune homme, et sa horde de chiens. Il s’agit avant tout d’un corps qui se déplace, à pied, en squad, dans un univers sombre et isolé (même les supermarchés sont humainement vides), comme détaché de tout contact social jusqu’à ne plus reconnaître ses chiens, et les tuer. Cette violence indifférente est dépeinte sans drame ou jugement : il tue aussi froidement un sanglier que ses propres chiens. La violence du contenu se fait violence du regard posé sur le réel. La caméra perd parfois son assise avec le réel, floutant le personnage, le vidant de sa chair pour ne laisser deviner que quelques flammes de lumière sur un fond sombre. C’est également l’écran pixélisé de sa télé qui montre une danseuse au cerceau sous les lumières aveuglantes des néons d’un gymnase. Parfois, au contraire, les objets se détachent par leur hyperréalisme et agressent le regard : ce sera par exemple un sac jaune citron, nourriture pour ses chiens, sur le tapis de caisse de supermarché. Parfois l’image se fait clair-obscur à la manière des peintres hollandais : un plan statique de la carcasse d’un sanglier esthétise le cru de la chair rendant abstrait la maison par l’étroitesse du cadre et les choix de lumières. Silence, solitude et sacralité de la carcasse selon la tradition des écorchés de Rembrandt, ou encore hyperréalisme moderne des emballages de supermarché, ce cinéma traverse effectivement la rétine, celle d’un regard qui change les filtres et angles de vision sur le réel. Gros plans sur la matière en mouvement (peau, poil, sang, branches, rivières), ou plans larges statiques sur l’immensité de l’espace présentent autant un cinéma des sens (toucher, couper, trancher, flairer) qu’un cinéma froid et distant, désincarnant les signifiants corses de tout référents historiques ou sociologiques. Il ne reste qu’un espace antithétique : forêts et supermarché, personnage sauvage (treillis, fusil en bandoulière, peau de bête sur la tête) et jeune fille artificielle pixélisée (justaucorps à paillettes). Cette coupure narrative (homme/femme, nature/culture), médiatique (virtuel/réel, télévision/film) instaure un cinéma hybride qui crée son propre univers, refusant les frontières spatiales ou toute logique explicative : la jeune fille dans le dernier plan danse devant la maison du jeune homme.

Chiens ne représente pas un monde, n’énonce pas une histoire ; il construit un univers et, pour cela, s’enracine au cœur de ce qui anime la matière et émeut la chair: les sensations (Hamon 2019)

Ce « cinéma des sensations » a depuis les années 1990 trouvé ses marques en France (Beugnet 2007). Les sens du spectateur sont au cœur de l’expérience synesthétique du cinéma, en prenant en compte la sensualité des représentations et la matérialité du médium L’oreille, autant que l’œil, offre une expérience viscérale : la bande sonore de Poggi exacerbe les bruits ambiants avec détails. Le mélange des tons entre sacralité et brutalité offre des expériences aussi plaisantes que morbides. Comme nous l’avons montré (2016), à la différence du New French Extremism et sa violente mise en scène d’une violence banalisée médiatiquement pour réveiller un public passif, une nouvelle génération de cinéastes de la résilience va intérioriser cette violence. Poggi se situe entre les deux. Sans renier les images violentes, elle les désincarne en étirant les possibilités sensorielles du visuel et du sonore, en déterritorialisation l’espace corse. Des signifiants provenant de différents univers vont se superposer, former une greffe audiovisuelle inhabituelle qui brouille la vision du personnage autant que du spectateur, n’expliquant aucunement le meurtre des chiens, acte d’une violence jaillissante mais contenue.

Dans la suite de son travail, avec Vinel, son partenaire à la ville comme au cinéma, Poggi continue cette approche formelle, masquant le réel, pansant la violence par la résilience. Il ne s’agira pas spécifiquement de la violence en Corse mais d’une violence plus globale issue de la surconsommation des écrans (médias hyperviolents, jeux vidéo, pornographie), opposée à des espaces de l’ennui (quartiers pavillonnaires sans couleur locale, piscines et gymnases vides). Les images de violence (attaques de drones, meurtres, saccages de maison, incendies) sont filmées comme suspendues dans le temps et l’espace, indéfinies, distanciées, banalisées, virtualisées, esthétisées. Le mélange d’hyperréalisme, d’animation, de found footage, brouille les codes de réception traditionnels pour créer des mondes parallèles. Dans leur long métrage Jessica for ever (2018) la Corse est déserte, vidée de toute couleur locale (accent, rites sociaux), habitée par une autre faune sonore. Les maisons secondaires sont formatées comme d’autres maisons pavillonnaires, vides et sans âmes. Les supermarchés sont les même qu’ailleurs.

On vide les choses pour que rien n’empêche l’histoire que l’on veut raconter. C’est pour ça qu’on écarte les passants, qu’on gomme les bus, toutes ces choses qui marquent le quotidien, pour ne garder que les maisons, les lieux emblématiques. La forêt, la plage... On prépare des maps avec ces lieux complètement dénudés et on charge notre histoire à l’intérieur, de légendes, de mythes, de magie. (Père 2019)

Ce processus vide l’espace de ses référents réels. La Corse devient le logo d’un groupe de jeunes orphelins marginaux en quête de refuge, elle en a la forme pour les contours et la symbolique pour le contenu : un iceberg avec une partie immergée. La Corse est donc un archétype oxymorique : une île qui représente danger et refuge, eau et air, soleil et froid. C’est un espace mental d’images primitives (feu, air, arbre) autant que modernes (armes, motos, piscines, congélateurs). Les jeunes n’y seront en paix qu’un court moment, sans cesse poursuivi par un ennemi invisible, symbolisé par des drones. Nourris du flux incessant de sons et d’images numériques (Instagram, Tumblr, Pinterest, Soundcloud), tout est désincarné, de-psychologisé, non hiérarchisés, anonyme, même leur village natal, leur maison d’enfance. Cette succession d’espaces est caractéristique des jeux vidéos. Il ne s’agit aucunement de territoires lisibles socio-historiquement motivés mais d’espaces de « médiation ludique » selon Boris Beaude (2013) :

Ce dernier est un espace particulier, caractérisé par la continuité et la matérialité des réalités qui le constituent. Il existe en effet de nombreux espaces, dont l’ordre de coexistence n’est pas fondé sur la continuité, mais sur la connexité. Ces espaces sont qualifiés de réseaux. Ils peuvent de surcroît être immatériels lorsqu’ils ne sont que l’agencement de réalités non matériel (information) et hybrides lorsqu’ils articulent intimement réseaux et territoires (14)

Comme dans les jeux vidéos, leurs films sont construits sur des personnages avatars archétypaux aux nombreuses missions pour survivre : se ravitailler, trouver un toit, une fête, un ami. Ces missions ont pour but d’hypnotiser le spectateur pris dans l’action et de créer des univers d’images et de sons hybrides, immersifs, violents et pacifistes, abstraits et précis, familiers et étrangers. Ce cinéma poétique, apolitique a finalement pour seule révolte de « faire des films, de les rêver, de les penser, de les désirer, de les révéler. Ce n’est pas un dogme, juste une flamme dans la nuit » (manifeste Flamme).

Vinel et Poggi vont continuer d’explorer ce « cinéma enflammé » avec leur dernier court-métrage Il faut regarder le feu ou brûler dedans (2022) tourné en Corse, celle qui s’embrase régulièrement : celle du brulis pastoral contrôlé, de la sècheresse et des incendies de maquis, mais aussi du vandalisme et des voitures incendiées. Dans leur film, se superpose aux images d’incendies (filmées par les téléphones portables, diffusées aux informations télévisuelles) un espace narratif imaginaire : une jeune pyromane (jouée par Poggi) au rythme d’un poème anarchiste cherche à régénérer le monde et la vision qu’on en a, pour déjouer les genres et les normes. Cet espace hybride d’images d’archives et de fictions, de surimpressions, d’effets spéciaux artisanaux, de captations documentaires, se veut tabula rasa : que tout s’embrase pour mieux se régénérer. « Tous les jours, je regarde le monde du béton qui pousse et je me dis à chaque fois que c’est plus facile de construire que de faire disparaître » dira la narratrice. Contre le monde du trop-plein, appartenant à la génération d’Extinction Rebellion, ce cinéma se rebelle contre les conventions cinématographiques avec une énergie vitale, révoltée. Les références intermédiales se font nomades, hybrides et repoussent les frontières : des chansons pops anglaises se superposent aux titres rose électrique écrits à la main sur fond de maquis corse, les effets spéciaux à peine masqués se rajoutent aux archives d’incendies. Les images de destruction deviennent également des brasiers de douceur, en forme de cœur à l’exemple de leur affiche : un tronc d’arbre brûle de l’intérieur.

Image 1 – Il faut regarder le feu ou brûler dedans (444 films)

Cette poétique du feu et de l’espace propose un rapport incendiaire au monde pour aborder la question de la révolte et du réchauffement climatique à partir d’une approche synesthésique du monde. Il ne s’agit pas d’un espace figurable comme le propose la géographicité mais un espace de mouvement à partir d’un motif diffuseur : le feu. Cet espace est inscrit dans le corps du film dont l’embrassement se fait phénoménologique : des images se répètent, annulant l’espace réel pour créer un espace mental par virtualisation. Selon Gaudin « avant de représenter quoi que ce soit, un film est d’abord une projection lumineuse sur un écran, qui fait apparaître un espace, qui fait éprouver un volume de Vide à notre corps ». Cet « espace circulant » est reçu de manière dynamique par le public. Les signifiants se vident de leurs référents historico-sociologiques naturalistes. Le public se laisse incendier par ces « images-espaces » et leur « qualité-puissance ». Il s’agit ainsi donc d’un cinéma qui panse la violence par brulis (créant un nouvel espace de culture), qui pense et régénère sa forme en incendiant le fond. Les films se font foyer d’un nouveau feu, d’un cinéma de la rébellion poétique avant d’être politique. C’est Poggi pyromane qui déverse de l’essence dans le maquis, c’est un film de feu qui se regarde, qui brûle les sens.

Conclusion

Crise du logement, spéculation immobilière et foncière, contraintes de la politique agricole commune, plastiquage des maisons secondaires, revendication pour un statut de résident, des mots qui résonnent dans le quotidien des Corses et dans les discours politiques, relayés par les médias. Si le cinéma n’a pas vocation à apporter des réponses politiques, il révèle une réalité visible autant que sous-terraine avec ses non-dits, ses tabous, qu’il s’agisse de films fait par des Corses ou par des continentaux pour penser et représenter l’idée de foyer. Terre attractive pour de nombreux tournages, la Corse se fait donc foyer cinématographique en plein développement mais tous les films n’explorent pas l’espace de la même manière. Ils ne reposent pas tous sur une géographicité qui permettrait d’affiner notre regard sur la Corse. L’analyse plus spécifique des maisons secondaires, ou des villages des terres intérieures, révèle des tensions entre insularité et altérité, mais aussi des enjeux de mise en scène (choix des personnages, utilisation des décors, angles de caméra, points de vue). La question du foyer se fait ainsi pertinente pour appréhender la spécificité d’un cinéma corse. Le foyer comme espace identitaire, maison archétypale, village-monde, est moins le lieu d’un enracinement que d’un questionnement sur un monde de la confrontation, entre utopie et rébellion.

Pour Alice Laguarda (Des films et des maisons, 2016), analyser la maison au cinéma permet de se questionner sur la construction d’une subjectivité face au monde, sur l’apprentissage de la sociabilité entre les hommes. La maison offre un refuge pour naître au monde avant de le parcourir entre fantasmes d’abri et désir d’ouverture. Dans le cas spécifique de la Corse, ces maisons correspondent également au microsome d’un village, et se présentent effectivement selon trois angles : « les maisons de l’accord » à la fin des comédies, « du mystère ou de l’égarement » au regard des films de Tagnati et de Poggi. Dans les trois cas, elles permettent de questionner l’altérité et redéfinir les frontières fluctuantes d’un être corse, d’un (ou une) autre Corse, cet autre étant aussi bien à appréhender comme minorité ethnique, sociale qu’un autre réel, numérique ou hyperréaliste. Le cinéma corse n’est pas foncièrement rebelle, ou alors parce qu’il questionne l’unicité d’un réel figé, codé, médiatisé. Toutes les maisons ne sont pas foyers mais tous les foyers questionnent la question de la liminalité entre intérieur/extérieur/ passé/futur, authenticité/virtualité, paix/violence. Le foyer appréhendé, selon différents angles d’analyse, se fait aussi équivoque que la maison mais cette notion est plus symbolique, phénoménologique, nomade, liminaire. Parler de foyer au cinéma c’est parler autant du fond que de la forme, d’un espace de transitions, de transformation, miroir réaliste, voire hyperréaliste mais aussi masque du réel qui peut se faire rebelle, non seulement dans la réappropriation culturelle mais aussi dans une réappropriation environnementaliste qui réinterprète localisme culturel et consommation médiatique pour les nouvelles générations.

Bibliographie

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Chevalier, Karine. 2020. « L’autre Corse : une géopoétique polyphonique en mouvement ». In De l’invisibilité à la visibilité : représentations des marges diasporiques. Edited by Christine Dualé. 153-174. France: Université d’Artois.

Chevalier, Karine. 2016. « Le cinéma français face à la violence ; du New French Extremism à une violence intériorisée ». In Penser la violence en France au XXIème siècle. Edited by Manu Braganca et Owen Heathcote, 411-425. Modern & Contemporary France.

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Grosset, Quentin. 2013. « Carole Poggi et Jonathan Vinel : fleurs aux fusils ». Last access on 19/04/22: https://www.troiscouleurs.fr/article/caroline-poggi-et-jonathan-vinel-fleurs-aux-fusils .

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Filmographie

Chiens. (2012)., Directed by Caroline Poggi. France: GREC.

Fratè. (2022)., Directed by par Karole Rocher et Barbara Biancardini. France: Le pacte. DVD

I Comete. (2021)., Directed by Pascal Tagnati. France: New Story. DVD

Il faut regarder le feu ou brûler dedans. (2022)., Directed by Caroline Poggi et Jonathan Vinel. France: 444 Films. DVD

Jessica forever. (2018)., Directed by Caroline Poggi et Jonathan Vinel. France : Le pacte. DVD

L’Enquête corse. (2004)., Directed by Alain Berberian, France: Gaumont. DVD

Le Retour. (2023)., Directed by Catherine Corsini. France: Le Pacte. DVD

Les Apaches. (2013)., Directed by Thierry de Peretti. France: Pyramide Distribition, DVD

Les Françis. (2014)., Directed by Fabrice Begotti. France: Mars Film. DVD

Permis de construire. (2023)., Directed by Eric Fraticelli.France: Other angles. DVD

Une vie violente. (2017)., Directed by Thierry de Peretti. France: Pyramide distribution. DVD