Capítulo / Chapter II | Cinema – Cinema

Camouflage, resistance and resilience in Iran: from Jafar Panahi to Panah Panahi

De Jafar Panahi à Panah Panahi: camouflage en Iran, entre résistance et résilience

Karine Chevalier 1

Roehampton University, UK

Abstract

There is a fine balance between a veil which hides the deceitful communication strategy and a meaningful strategy. Camouflage is never a mere imitation according to Roger Caillois. Panah Panahi continues the strategies of camouflage his renowned father Jafar Panahi put in place, as an act of resistance and resilience in Iran, working within a strait jacket and under the veil of darkness. How does one free themself from ‘the name of their father’? If not by accepting the heritage, yet offering a new version of this camouflage? Shifting the political road movie or candid child topoi to a more existential semi-autobiographical exploration of sociological camouflages such as the polite etiquette known in farsi as taarof, “Hit the road”(2022) suggests more than revels the many lies, cheatings, disguises, hidings, self-effacements resulting from the Iranian contemporary society in which alluding is an act of survival.
In such absurd context, how should the new generation continue to act and react? Is “Hit the Road” resulting from the same cinematic taarof based on allegory, parables from his father’s first films, or based on radical intellectual parody from his latest films? Can Panah Panahi reconciliate both strategies to offer a new type of film built on the camouflage strategy itself? Can the cinematic disguise of camouflage acting as the art of trompe-l’oeil continue to be a source of creative resilience and resistance for the new generation of Iranians?

Keywords: Camouflage, Resistance, Resilience, Jafar Panahi, Panah Panahi.

Introduction

Tiraillé depuis ses origines entre tradition et modernité, censure et résilience, le cinéma iranien a su tirer profit de cette tension. Depuis les années 90, sa cinématographie est l’une « des plus stimulantes au monde » selon Jean-François Hamel (Entre l’enfance et la mort. Le nouveau cinéma iranien, 2012) malgré une production toujours sous pression, caractérisée par des vagues de censure dépendant des différents pouvoirs en place.

Célébré pour son réalisme sans concessions, ce nouveau cinéma iranien est l’objet d’une étroite surveillance de la part des autorités politiques et religieuses d’Iran intrinsèquement liées. Brimant la liberté d’expression lorsque celle-ci prend position contre le régime en place, les dirigeants ne voient pas d’un bon œil ces films qui questionnent la société et les maux qui la détériorent. La censure y est constante, en arts comme dans les médias en général, et l’information sur Internet est continuellement filtrée (Hamel, 3).

Attisant cycliquement la colère des Ayatollahs (en transgressant la loi coranique), du Shah Mohamad Reza jusqu’en 1979 en s’inscrivant contre le discours officiel qui privilégiait divertissement, scènes musicales chantées et dansées (Filmfarsi), ces mêmes films qui seront à la révolution de 1979 censurés, de nombreux réalisateurs iraniens continuent de subir la critique, sans que cela les empêche de montrer avec résilience la réalité iranienne à l’aide de différentes stratégies pour contourner la censure (symbole, ironie, mise en abîme).

Ces films, selon Saeed Zeydâbâdi-Nejâd (The Politics of Iranian Cinema, 2010), paradoxalement prisés par la critique occidentale (récompensés par de nombreux prix) mais interdits de projection en Iran, montrent une société proche et éloignée, avec pour mission de révéler une autre image de l’Iran que celle diffusée par les médias occidentaux. Pour Agnès Devictor (Politique du cinéma iranien de l’ayatollah Khomeyni au président Khatami, 2004), leur succès international tient surtout à la création du département cinéma du Kanun pour les enfants et adolescents et du mouvement Motafavet dans les années 1970 : un cinéma d’auteur d’une certaine qualité artistique, proche de la Nouvelle vague, est privilégié contre des schémas narratifs plus traditionnels. Il se prolongera avec l’arrivée du digital par un cinéma à l’esthétique postmoderne : une mise en scène plus ambiguë, une narration réflexive, intertextuelle, intermédiale, hors des circuits traditionnels (Hamid Naficy, The New Iranian Cinema : Politics. Representation and Identity, 2002). Né de la résistance, face à des restrictions au niveau de la production, de la représentation et de la forme, ce cinéma sera symbolique d’une résilience artistique, modèle d’un cinéma clandestin. Ce « non-cinéma » selon la théorie de William Brown se caractérise par « l’inclusion sociale » (Non-Cinema. Global Digital Film-making and the Multitude, 2018), dans le contenu et la manière dont il est consommé, impliquant la participation du spectateur au-delà de la seule diégèse du film, ce même « spectateur diégétique » habitué à un certain théâtre iranien de la distanciation.

La figure la plus à même de représenter cette volonté de résistance et de résilience est certainement le réalisateur Jafar Panahi. Après une dizaine de films, il se voit condamné pour propagande contre le régime en 2010 (6 ans de prison, interdiction de tourner des films, de quitter l’Iran). Assigné à résidence, il réussira néanmoins à détourner l’interdiction avec Ceci n’est pas un film (2011), et quatre autres films suivront. Nous proposons d’analyser quelles stratégies de camouflage Jafar a dû créer, transformant sa manière de faire des films et leur contenu. 10 ans après, son fils Panah Panahi avec son premier long métrage (Hit the road, 2021) connaît également un grand succès hors d’Iran mais n’est ni projeté ni distribué dans son pays. Jafar de nouveau arrêté en 2022, lui-même ayant participé aux films de son père, comment ce fils doit-il se libérer de la figure du père, trouver sa voix, tout en faisant face aux censures du régime ? Applique-t-il les mêmes stratégies de camouflage ? Nous chercherons notamment à montrer comment la résilience de Jafar se fait dans la production de ses films de manière réflexive, engagée, appelant à une résistance intellectuelle reposant sur la complicité avec le spectateur et la distanciation. Quant à Panah, la résilience sera non pas le point de départ mais l’objet de la quête, mise en scène de manière plus camouflée, intimiste et pudique.

Jafar Panahi : camouflage et résistance ou le voyage d’une résilience engagée

Que ce soit à Téhéran ou en quittant l’espace urbain pour des régions rurales plus éloignées, Jafar Panahi met en scène des personnages, majoritairement féminins, déambulant dans les rues, tentant de fuir ou de s’affranchir des espaces qui leur sont interdits (stade de foot, hôpital, bus). Dans Le Ballon blanc (1995) par exemple, une petite fille pour acheter un poisson rouge doit se battre à chaque coin de rue pour défier un monde hostile. Avec Le Cercle (2000), des femmes emprisonnées, enceintes, prostituées essayent de s’échapper en vain de leur condition par l’avortement, la fugue. Hors-jeu (2006) montre comment les Iraniennes tentent d’assister clandestinement aux matchs de foot en se travestissant. Leurs mouvements restent contrôlés, limités, encerclés, prisonniers d’un système qui oppresse les femmes et les enfants. Primés à l’étranger, les films de Jafar arrivent néanmoins à circuler en Iran sous forme de DVD piratés. Pour continuer son travail, le recours à la technique de la double équipe de tournage (la première, fausse équipe camouflant la deuxième qui tourne clandestinement) s’avère efficace. Certes, son arrestation puis son assignation à résidence va limiter les possibilités de production mais son projet reste le même : filmer la résistance malgré les restrictions et révéler les limites imposées. Co-réalisé avec le documentariste Mojtaba Mirtahmasb, sans équipe, Ceci n’est pas un film constitue un tournant réflexif : un huis-clos sous forme de dialogue qui se concentre sur les deux réalisateurs comme sujet du film plutôt que filmer la réalité extérieure. A la fois miroir et réflexion (au niveau de la forme et du fond) sur les restrictions imposées aux réalisateurs iraniens, ce film tourné en digital et sorti clandestinement du pays (une clé USB camouflée dans un gâteau) sera projeté hors de l’Iran et deviendra le symbole d’une résistance créative et résiliente.

Comme le rappelle Michel Mancieux (La résilience : un regard qui fait vivre, 2001), la résilience est cette capacite d’une personne ou d’un groupe « à continuer à se projeter dans l’avenir, en présence d’événements déstabilisants, de conditions de vie difficiles, de traumatismes parfois sévères » (322). Malgré de nombreuses définitions proposées par les sciences humaines (au-delà du premier sens du mot évoquant la résistance des matériaux aux chocs), celle-ci a le mérite de mettre en lumière une double caractéristique : « à la fois la résistance à la destruction et la construction d’une existence valant d’être vécue » (322). Les deux réalisateurs le confirment :

Nos problèmes sont nos fortunes. La compréhension de ce paradoxe prometteur nous invite à ne pas perdre espoir et à poursuive notre chemin. Des problèmes plus ou moins sérieux persistent partout dans le monde ; cependant, notre devoir nous incite à ne point céder et à chercher des solutions (Zinggeler 2011, 4).

Afin de « garder le cinéma iranien en vie », grâce aux nouvelles possibilités offertes par la technologie et la diffusion des images transnationales, il est de leur devoir de « transformer toute limitation en sujet de travail artistique à travers le processus de création » (Zinggeler, 4). Ceci n’est pas un film montre Jafar représentant la mise en scène de son futur film sur le tapis de son salon, malgré un scénario censuré, et de nous rappeler que l’espace du film est aussi un espace mental auxquels participe le créateur et le spectateur. Ce « spectateur diégétique » (Brown 2018) est un composant important du cinéma iranien. Anna Mezencev (Cinéma réflexif : une tendance iranienne, 2020) parle d’un « cinéma réflexif extensif » avec un spectateur qui complète le film par sa réception. Panahi a toujours adhéré à ce type de cinéma. Dès Le Miroir (1997), il rend sensible le micro, révèle un personnage-acteur et son regard-caméra qui rompt l’illusion du quatrième mur. Mina essaye de rentrer seule de l’école, et à la suite de nombreuses péripéties, son micro enregistre des craquements (révélant les coulisses techniques du tournage), puis elle affirme ne plus vouloir jouer dans le film. Mais avec Ceci n’est pas un film (et les films suivants) faute d’autres possibilités (en plus des allusions, citations, pastiches et autres clins d’œil typiques du cinéma réflexif pédagogique et didactique), il met surtout au centre du dispositif son double : un Jafar Panahi personnage-acteur et réalisateur qui témoigne de la difficulté de résister et de la nécessaire résilience. Pour Mancieux, le sujet résilient recèle des ressources exemplaires telles que « l’estime de soi, la sociabilité, le don d’éveiller la sympathie, un certain sens de l’humour, un projet de vie » (2001, 322) toutes caractéristiques de Ceci n’est pas un film, de sa production à son contenu. En continuant de collaborer avec d’autres réalisateurs, en détournant les interdictions, en montrant l’absurdité des censures dans un monde digital sans limites, Jafar vit et résiste par et pour ses films : « Nous préférons être des hommes libres que des héros emprisonnés. Nous ne sommes pas des combattants politiques. Nous sommes des réalisateurs » (Zinggeler 2011,4).

Une fois libre de sortir, il reprend le topos du road-movie à l’iranienne, inspiré de son mentor Abbas Kariostami, mais avec un ton plus léger et provocateur. Dans Taxi Téhéran, installé au volant d’un faux taxi, il sillonne Téhéran avec pour prétexte d’aborder par la présence de ses clients des sujets polémiques (peine de mort, héritage, restrictions de tournage). Il dénonce ainsi par l’ironie l’absurdité d’un système juridique (mollahs et voleurs à la tire ont les mêmes arguments pour la peine de mort), l’inefficacité des censures (les DVDs piratés circulent au marché noir), l’inégalité du traitement des femmes (devant soutirer par les larmes et le mensonge le testament de leur mari alors que la loi privilégie leurs beaux-frères comme héritier soi-disant pour les protéger). Avec seulement des caméras camouflées à l’intérieur du véhicule (la couleur jaune du taxi se fera en post-production), il explore de nouvelles formes de mise en scène, limitées par les cadrages et les mouvements restreints, et un nouveau type de narration : frontière ambiguë entre documentaire et fiction, réel et fabulation, simulation de l’imprévu des rencontres avec les clients, acteurs jouant leur propre rôle. Il fait appel à la complicité des acteurs, des techniciens, mais aussi des spectateurs, révélant sa présence en créant un effet de fausse surprise. « T’as rien d’un taxi, tu t’es démasqué plusieurs fois » confirme son passager complice.

Camouflage et mascarade rappellent au spectateur une nécessaire distanciation tout en protégeant le réalisateur. Le camouflage n’est jamais une simple imitation (Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, 1967) et c’est dans cet écart entre modèle et copie que se cache le message d’un cinéma engagé. Cette déambulation cinématographique se fait autobiographique (références nombreuses à sa famille et à ses films précédents), sociologique (filmer débats, contestations, peurs, frustrations, superstitions et autres contradictions de ses concitoyens). Ce camouflage par l’autofiction et le road-movie continuera sous des formes variées mais avec toujours le même projet : dénoncer la pression sur les femmes et les artistes, sur la jeunesse limitée dans ses mouvements et ses choix amoureux (Aucun ours, 2022), autant par certaines traditions que le régime en place.

Tous ses films témoignent ainsi des qualités de résistance de Jafar. Plus que proposer un simple autoportrait, il se fait objet, sujet et regard résilient sur la réalité qui l’entoure qui tente « au-delà des symptômes et des comportements, à détecter et à mobiliser les ressources des personnes, de leur entourage, de la communauté » (Mancieux 2001, 322). Ce regard résilient a néanmoins pour mission de rappeler les frontières qui limitent la liberté de mouvement, et ce bien avant son arrestation. Dans Le Cercle, il montrait la société iranienne oppressée par un régime qui emprisonne les femmes en imposant des cadres très stricts, en s’imposant lui-même symboliquement des cadres dans le cadre (fenêtre carrée des hôpitaux, des comptoirs de billets, des prisons limitant la vision) et des panoramiques sans horizon encerclant les femmes qui tentent de fuir hors de la ville, de la famille, de la prison, de la misère. Ces limitations lui seront ensuite imposées par la censure (cadre du pare-brise, des portières dans Taxi Téhéran). Il continue avec la même résistance à filmer les limites inhérentes autant au régime en place qu’aux superstitions. Aucun ours (2022) révèle le poids des rituels sociaux et des peurs collectives tout autant que la force éthique individuelle à travers des situations précises : possibilité de traverser les frontières avec des passeurs mais refus de le faire avec une fausse identité, danger mortel de photographier accidentellement des amants hors mariage mais devoir éthique de montrer la résistance de cet amour. Toutes ces frontières, ces sujets polémiques existent et nécessitent d’être questionnés, pour que malgré tout la parole se libère, le dialogue persiste et les images circulent.

Jafar se défend de toute propagande idéologique malgré son engagement éthique et artistique qui l’oblige à rester en Iran (Rahbaran 2012). Son réalisme social, concentré sur les problèmes et dilemmes du quotidien, se fait contre tout dogme politique et appelle à la participation active et consciente du spectateur pour un engagement social. Ce cinéma réflexif qui revient sur lui-même réfléchit autant sur sa fabrication, sa fonction que sa réception. Il permet de faire le pont entre passé, présent et futur.

Du fait de son étroite relation avec la société, mettre en scène le cinéma en Iran peut permettre de faire le point, autant sur le passé du pays que sur le présent, mais est également un moyen d’envisager le futur par l’expérimentation et la démocratisation des savoirs et de la pratique (Mezencev 2020, 100).

De son expérience de documentariste, Panahi a appris la neutralité et un point de vue nuancé sur le réel (montrer les personnages tels qu’ils sont, bon ou/et méchant), et avec la fiction (influencé par les tournages plus improvisés de Kariostami, libéré du scénario), la nécessaire quête d’un point de vue narratif. Avec le cinéma réflexif il a pu allier les deux écoles. Mais quel est l’avenir de ce cinéma en Iran ?

A l’heure où la censure semble perdre de son efficacité, où les cinéastes sont de plus en plus ambitieux et originaux, que réserve l’avenir pour cette tendance précise ? Trouvera-t-elle un second souffle, à travers une prochaine génération de cinéastes, poursuivant le travail de Panahi, ou bien ne représente-elle finalement plus qu’une mouvance, une certaine façon de penser le cinéma qui a marqué les dernières décennies du cinéma iranien ? (Mezencev 2020, 105).

Qu’en est-il de la génération suivante, de cette jeunesse explosive comme l’ont montré les évènements récents ? Comment dans un tel contexte va-t-elle réagir, que va-t-elle accepter ou ne plus accepter ? Le fils de Jafar va-t-il lui aussi allier documentaire et fiction pour mieux réfléchir au cinéma et camoufler son message ? Et quel message a-t-il à partager ? Va-t-il s’inspirer de la résilience créative et résistante de son père ? Quel autre voyage cinématographique son film Hit the Road peut-il proposer ?

Panah Panahi : filmer les détours de la résilience avant l’exil

Panah a toujours baigné dans l’ambiance du cinéma, des tournages de son père et de ses amis réalisateurs. Ce n’est pourtant qu’à l’âge de 18 ans qu’il affirme sa décision d’étudier le cinéma. Photographe de plateau, assistant operateur, puis consultant, monteur, assistant réalisateur sur les derniers films de son père alors que ce dernier était en prison ou en résidence surveillée, cette expérience n’a pu que réveiller une conscience engagée sur les restrictions et les dangers de s’engager dans une carrière cinématographique. « Peut-être aurait-il dû être plus intelligent, moins radical dans la manière dont il exprime sa résistance ou son opposition » (Hoad 2022) se questionne Panah, parfois irrité avec son père, souvent admiratif, et toujours respectueux de quiconque tente d’améliorer la société. Panah confie que le passage à l’acte n’est jamais facile, surtout en Iran et avec un tel nom de famille. Après des années de procrastination, de dépression, et une tendance à la perfection de peur de ne pas être à la hauteur, la réalisation de son premier long métrage témoigne d’un engagement personnel pour se prouver qu’il peut créer par lui-même. Il a dû pareillement se plier à un système tout en jouant de ses failles puisque « le seul moyen de survivre c’est d’être juste aussi hypocrite qu’ils le sont » (Hoad). Il confirme ouvertement l’absurdité du système inconsistant, illogique et imprédictible qui a validé son script puisqu’il avait une fin moralement positive qui encourage l’emploi et le bon ordre de la société.

Nous avons pu tourner sans entrave dans les décors qui étaient les nôtres, c’est-à-dire des régions reculées. Nous avons dégoté un permis de tournage en vidéo, ce qui est plus simple. Nous n’avons jamais été inquiétés (Morain 2021, 4).

Assuré d’une autorisation de tournage (mais la quasi-certitude du refus de l’accord de projection), il change la fin, assumant un film sur la tragique question de l’exil des jeunes dans un pays sans avenir. Son père avait déjà abordé la question de l’exil et du poignant choix pour tout artiste persécuté de rester en Iran ou de s’exiler (Aucun ours), se filmant lui-même sur le point de traverser accidentellement (ou pas ?) la frontière. Le parti-pris artistique de Panah sera totalement différent de ce film réflexif, provocateur et engagé : montrer de manière pudique et intimiste les différentes émotions éprouvées, refoulées, par les membres d’une famille au moment du départ de leur fils aîné, entre rire et larme, cynisme et chant, immobilisme et danse, cri et silence. Hit the Road montre de manière réaliste les différentes étapes du voyage jusqu’à la frontière turque, inspiré du témoignage de ses amis exilés. Quant aux émotions, elles viennent de son expérience personnelle, lors du départ précipité de sa sœur Solmaz, menacée par le régime (même si son départ en avion n’était pas clandestin contrairement à beaucoup d’Iraniens).

Je ne souhaitais pas dépeindre un certain type de famille iranienne et encore moins la mienne. Cependant, j’ai créé ces personnages et leurs relations en m’inspirant, parfois inconsciemment, de ma propre expérience, de mes relations familiales telles que je les ai observées (Morain, 4).

La matière ce film intimiste est le résultat de la transposition cinématographique des sentiments camouflés (tristesse, peur, colère), du déni du départ selon lui : « ne pas vouloir montrer comment on se sent, ne pas vouloir reconnaître ce qui se passe, juste prétendre que tout va bien » (Hoad). C’est ce cheminent entre déni et résilience, acceptation et résistance qu’il va mettre en scène de manière impressionniste, avec une mise en scène minutieuse, reposant notamment sur le jeu très juste des acteurs.

Reprenant les codes du road-movie, il concentre l’intrigue sur les relations psychologiques entre le père, la mère, le fils aîné Farid, et le cadet, mettant en scène le camouflage émotionnel en prenant soin de préserver une portée universelle à cette histoire.

Ce que j’ai trouvé plus intéressant que la présentation factuelle de l’Iran contemporain, c’est ce voyage d’une famille qui laisse partir son enfant. Ils envoient leur enfant vers l’inconnu. Peut-être la mort. Mais malgré tout, ils laissent partir leur enfant. C’est probablement ce qui a permis au public du monde entier de s’identifier à ce film. Il ne s’agit pas d’un groupe de personnes qui ont un problème spécifique à un endroit précis du monde, mais de quelque chose de plus commun à notre existence d’êtres humains (Karim 2023, 9)

Alors que son père cherche toujours à peindre plus largement les rituels sociaux de l’Iran, et restreint ses cadres narratifs et cinématographiques à cet effet, Hit the Road selon Panah est « aux antipodes de son cinéma » (Morain 2021, 4). En effet, la caméra prend le temps de révéler des paysages arides, miroir de la sècheresse du pays, et les montagnes verdoyantes symboliques de l’espoir d’un ailleurs plus clément. Ce voyage géographique, géologique, environnemental, se fait surtout moins politique que symptomatique du refoulement des sentiments. Les parents mentent à leur fils cadet quant au motif du voyage, prétextant un projet de mariage plutôt que l’exil. Farid, silencieux et placide dans presque tout le film, révèle ses émotions par l’étrangeté de ses réactions. D’un côté il semble affirmer son désir de partir et sa maturité de couper les liens avec les siens et son pays en s’éloignant de sa famille restée dans la voiture dès les premières images du film. Mais de l’autre, une fois prêts à reprendre la route, lui au volant, il suffit que son frère crie « en avant » pour qu’il recule comme pour repousser le départ. Irrité des larmes de sa mère à laquelle il avait pourtant demandé de ne rien montrer, lui placide, il révèle néanmoins son intimité par une mise en scène symbolique. Seul, couché dans la voiture à l’arrêt, la tête en arrière à travers la vitre de la portière, les bras écartés comme le christ sur la croix, il se montre comme sacrifié, sous le regard attendri et inquiet des parents, sa mère venant lui couper une mèche de cheveux comme l’on ferait d’un martyre. Ses larmes nous sont révélées malgré le voile de ses lunettes par le commentaire camouflé de son père « T’ es miro ? T’aurais dû faire changer tes lunettes ». Avec le personnage de la mère, Panah accentue plus clairement les contrastes émotionnels opposés (joie et tristesse, silence et chaos, acceptance et refus). Elle pleure puis soudainement se met à chanter, offre une cigarette à son fils (signe qu’il est grand à ses yeux) mais sort nostalgiquement un album photo de lui enfant (plus précisément une collection de clichés de ses draps mouillés). Le silence de Farid contraste avec les cris et la suractivité de son frère, que ses parents ont bien du mal à canaliser, agenouillé devant n’importe quel paysage (en extase devant la beauté aride des montagnes ou l’horizon brumeux), ayant dessiné aux crayons indélébiles sur les fenêtres de la voiture empruntée, dansant dans le véhicule en mouvement, cheveux au vent, comme s’il ne supportait plus les cadres d’une voiture-prison, miroir de cette société fermée. « Ouvre la portière, qu’il parte. Il ment, il me fatigue » s’exaspère son père. Quant à lui, son cynisme, sa mauvaise humeur sous prétexte d’un mal de dent, ne font que voiler sa tristesse, de même que son faux plâtre qui l’irrite, le handicape mais lui permet de camoufler le téléphone portable pourtant interdit selon les consignes des passeurs. Ce personnage se fait autant cocasse (traversant avec ses béquilles une route au passage d’un peleton de cyclistes, se grattant les pieds à l’aide de l’antenne radio de la voiture) qu’inquiet de sa famille (vérifiant que le passeur est vraiment fiable, que sa femme ne craque pas émotionnellement en envoyant son fils la complimenter). Le père se masque derrière un personnage, limité dans ses mouvements, dans sa diction, toujours à l’arrière du véhicule, se mettant en retrait de l’action. Il porte le foulard de sa femme pour se soulager la gencive d’une manière comi-tragique. Assise à l’avant, la mère quant à elle donne les directives, critique l’incapacité du père de faire euthanasier leur chien qui est donc du voyage. Malgré cette position de force, elle ne peut contrôler ses émotions, ses paroles en suppliant son fils de ne pas partir. Il ne s’agit donc pas de montrer la résilience mais le difficile chemin vers la résilience (accepter le départ de ce fils, mentir sur le motif de ce voyage pour le protéger, ne pas craquer devant lui pour ne pas l’affliger). Cette dynamique familiale inscrit également très clairement les nouveaux rapports révélés par les récentes manifestations en Iran : les femmes au-devant de la résistance, les jeunes enfants au cœur de la révolte et de l’explosion, les hommes en soutien mais plus effacés. Panah porte ainsi une attention toute particulière aux personnages, offrant par les détails de sa mise en scène une peinture contemporaine très subtile et nuancée de la psychologie humaine mais aussi des changements sociaux en Iran.

L’opacité de la communication se fait camouflage pudique et pour Panah cela n’a rien d’étonnant dans une société où « vous devez toujours naviguer entre ce qui peut être dit et comment le dire » (Hoad 2022) en recourant à l’allusion, la parabole, mais aussi à une forme d’étiquette (entre politesse et flatterie) typique de la culture iranienne appelée ta’ârof : une codification des relations sociales reposant sur les connotations pouvant être perçue comme une hypocrisie masquant les vraies émotions (Azema 2018). Pour Panah, ces non-dits au cœur de la culture iranienne, au-delà de la répression politique, empêchent l’expression de la vérité même entre père et fils, expérience qu’il a lui-même vécue.

La relation entre le père et le fils (aîné) est quelque chose dont j’ai fait l’expérience, vous ne pouvez pas juste exprimer librement vos sentiments. Vous ne savez même pas comment vous vous sentez, parce vous savez d’abord ce qui vous est permis de dire ou de ne pas dire, avant même de réaliser ce que vous ressentez. Ceci a tellement structuré notre manière d’être, de réagir que cela fait partie de notre ADN. En plus, il y a la structure politique qui est extrêmement oppressive et définie par ses restrictions. Ce n’est pas que j’ai décidé de faire un film sur ce qui est laissé sous silence, c’est que quand je raconte cette histoire je vois quelles sont les options qu’il me reste, et les choses que je ne peux pas dire, ce qu’on ne peut pas dire. C’est ce qui devient la matière de mon film (Ashley 2022).

Le camouflage constitue ainsi le thème du film : faire la peinture psychologique des personnages, de leur interaction dans un contexte spécifique qui grossit une manière de communiquer universelle. Le camouflage en constitue aussi la forme : filmer en tenant compte des limitations offertes d’un tournage en Iran, privilégiant les scènes extérieures aux scènes d’intérieur qui ne peuvent être réalistes (ne serait-ce qu’en ne pouvant pas dévoiler les femmes qui le sont pourtant dans l’espace privé familial). Le camouflage s’inscrit aussi avec la thématique du voyage clandestin : les passeurs portent des cagoules, les candidats à l’exil doivent se masquer d’une peau de mouton. Cinéma poétique, qui s’inspire de la réalité, de l’expérience personnelle mais qui sait la transcender pour le propos du film.

Les passeurs doivent rester complètement incognito, la non-identification de leur visage est un enjeu réel. Mais pour la représenter, je suis parti d’un souvenir des voyages que j’ai faits dans cette région quand j’étais petit. C’est une région très humide et souvent embrumée. Les bergers se fabriquent des gants et des masques en peau de mouton pour se protéger les mains et le visage, ce qui les transforme en apparitions insolites, grotesques. Pour cette scène, j’ai donc mêlé une vision d’enfance à une réalité concrète (Uzal 2021).

Cette distanciation poétique qui teinte le regard adulte du monde de l’enfance se fait de plus en plus nostalgique au fil du film. La nostalgie, « émotion particulière, plus sophistiquée que les émotions primaires comme la colère, la peur, la joie, la tristesse ou le dégoût » (Jacquemont 2020), participe de la résilience, stimule la créativité. Panah a consciemment choisi de faire évoluer son film du camouflage des émotions paradoxales entre comédie et tragédie (on passe des pleurs aux cocasseries du frère cadet aux actions burlesques du père), à la résilience de la nostalgie avec un film plus lent, qui prend le temps de filmer des regards suspendus dans le vide et des hommes perdus dans l’immensité du paysage.

Je voulais que, plus l’on s’approche du départ, plus l’on ressente une forme de nostalgie : le regard que l’on pose sur un paysage que l’on s’apprête à quitter, sur un temps que l’on sait déjà lointain. Dans la dernière partie, je voulais que le spectateur éprouve cette idée très iranienne du voyage, du détachement, de l’absence. C’est pourquoi je prends de plus en plus de distance avec les personnages, avec beaucoup de plans généraux. (Uzal 2021).

Cette extension du temps et de l’espace se fait par un changement dans le montage et les cadres. Les séquences de dialogue très rythmées font progressivement place à de longs silences avec des gros plans sur les visages, comme suspendus dans le temps. Panah choisit délibérément d’éviter le pathos gratuit (qui prend le spectateur en otage) lors de la scène du départ du fils, filmée en plan très large. Assis à l’arrière de la moto du passeur, Farid n’est plus que la silhouette d’un théâtre d’ombres dans la grandeur tragique du paysage au soleil couchant, son petit frère attaché à un arbre pour restreindre ses mouvements, la mère courant dans un va-et-vient hérétique de la moto à la voiture, pour alléger le sac de son fils puis lui rapporter un bonnet de peur qu’il ait froid, le père boîtant la suivant comme il peut. Le tragique des hommes est ainsi relativisé à l’échelle des éléments naturels, dédramatisé avec l’incongruité de la mise en scène. Ce sera encore la très belle scène mi-fantastique et mi-grotesque du campement, dans l’attente illusoire d’un dernier adieu des familles alors que leurs enfants ont déjà passé la frontière clandestinement. Le père est emmitouflé de la tête aux pieds dans un duvet gris métallisé, caricature d’un cosmonaute cloué au sol, et son fils couché sur lui, face aux étoiles. Il prétend rire pour mieux cacher ses larmes à son fils lorsqu’ils discutent de la paresse de Batman, la voix trahissant pourtant son émotion, le paysage révélant ses pensées (les étoiles du ciel, comme autant d’exilés partis, se superposent une à une sur l’herbe sombre). Les deux disparaissent par un lent travelling arrière dans cet espace céleste, parodie et hommage touchant au film de Stanley Kubrick (2001, l’Odyssée de l’espace, 1968) évoquant autant la solitude de ces fils perdus dans l’immensité du nouveau monde, que celle leur famille, autant d’étoiles dans les yeux du fils cadet, que de larmes dans les yeux des parents.

Malgré la désillusion face à la situation persiste l’espoir dans le pouvoir du cinéma, de rêver, de s’exprimer même avec des émotions camouflées, d’être nostalgique, étape importante de la résilience. Et ce film montre la résistance de l’amour des parents, du lien entre frères, de la solidarité entre familles, à l’image de la peau de mouton que chaque nouvelle personne qui passe la frontière clandestinement doit acheter, non pour elle-même, mais pour le prochain candidat au voyage. Panah replace ainsi symboliquement les hommes au cœur du paysage, de l’économie locale, de l’environnement (la lutte pour l’écologie étant une autre source d’arrestations en Iran). Alors que Jafar résiste en montrant les cassures, les séparations, les frontières de la société iranienne, avec une esthétique fragmentée, une ligne narrative polyphonique en abîme, Panah cherche à réconcilier les brisures, les émotions, les membres de la famille, les humains et la nature, les petits détails comiques avec la grande histoire tragique de l’exil. Dans la voiture de Jafar dialoguent le réel et fictif, le simulacre et la vérité. La voiture dans Hit the Road devient de plus en plus étouffante, roulant sans direction dans le dernier plan du film dans un immense désert pour sortir du champ, laissant seuls les trois personnages enterrer leur chien, passant symboliquement de la nostalgie au deuil. « Nous sommes morts » annonçait déjà le petit frère dès les premiers plans du film qui se termine finalement sur un paysage asséché, autant que le cœur des hommes. Le paysage a une fonction très symbolique chez Panah.

Le choix des paysages a d’abord été dicté par la réalité, selon la logique géographique de ce trajet que beaucoup d’Iraniens ont effectué pour quitter le pays clandestinement, entre Téhéran et la frontière turque, en longeant le sud de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie. J’ai moi-même fait ce chemin quatre fois pour les repérages, jusqu’à très bien connaître tous ces lieux et séquencer le film à partir des paysages choisis. Mais j’ai eu à cœur de ne pas tomber dans la contemplation, la carte postale. Ça explique en partie mon choix de donner priorité au plan-séquence, pour que les paysages ne soient pas des inserts ajoutés au montage, mais un élément constitutif du récit, présent en arrière-plan (Uzal 2023)

Bien que réalistes, les décors sont symboliques du message environnemental qu’il veut faire passer, crucial pour les générations suivantes. Le lac asséché d’Ourmia qui clôt le film est « l’un des grands désastres écologiques de notre pays. C’était un lac magnifique, et rien n’a été fait pour le préserver » (Uzal). « Quand j’étais petit on se baignait ici, mais pour vous, ce ne seront que des bains de poussière » avait expliqué le père, et même si son fils répond comme de son habitude « c’est mieux que d’être trempés », les paroles de la chanson finale se font crépusculaires :

Milles oiseaux, aussi éperdus que toi, ont traversé, aspirant au jour. Ils sont partis pour de bon. Sincères et candides. Et à ce jour ne sont pas revenus. Que Dieu te protège, toi, de la nuit. Mais le départ n’est pas le remède à ce mal. La route que tu as prise mène au crépuscule, non à l’aube. La nuit tombe, revient.

Se superposent ainsi à la faune et la flore sacrifiées, les exilés et autres victimes du régime, et les échos des révoltes à répétitions (dont le mouvement vert auquel il fait référence, un ruban vert attaché sur l’antenne télescopique de la voiture laissée en guise de tombe pour leur chien). Le fils cadet chantant en playback La nuit pourtant interdite par le régime (du chanteur pop iranien Ebi, exilé depuis la révolution), les larmes aux yeux comme s’il était le seul à pouvoir exprimer ses émotions, la mère et le père restant silencieux, mais lui-aussi camouflé derrière les paroles d’un autre, les paroles adultes qui scellent la fin de l’enfance. Elles scellent également le lien entre ces générations, celle née après la révolution et celle qui a dû fuir la révolution en s’exilant.

Le travail du son, autant que les cadres de caméra et la symbolique des paysages et des dialogues, enrichit la complexité narrative et atmosphérique du film. L’utilisation du son dans le cinéma réflexif de Jafar a fonction de rappeler la vigilance envers les simulacres pour un spectateur distancié et complice. Par exemple, à l’ouverture de Taxi Téhéran, la musique extratextuelle, sur laquelle défilent les images de la circulation de la capitale iranienne dans le cadre fixe de la vitre du taxi, se révèle être intradiégétique, provenant du véhicule, révélant une mise en scène fictive qui aura ensuite en arrière-plan le fond acoustique réel de la ville de Téhéran. Avec Panah, la musique extratextuelle (une des dernières sonates de Schubert au seuil de la mort) se révèlera également intratextuelle, moins pour inscrire un film réflexif révélant les coulisses de sa production qu’un film poétique sur l’innocence du jeune garçon, qui joue la sonate sur les fausses touches de piano dessiné sur le plâtre de son père, comme pour envelopper sa blessure du voile romantique du deuil, qui deviendra le thème du film, même si l’interprétation de cette mélodie reste au choix du spectateur, dérisoire ou tragique selon Panah.

Il y a les deux aspects, à la fois la profondeur et l’ironie. Cette musique peut suggérer un volcan de désespoir en cet homme, mais c’est aussi une musique très « facile » par sa façon d’exalter les émotions. Lorsqu’il regarde le siège vide de son fils, avant que le contrechamp montre un sac de pistaches, on ne sait plus s’il est un père pensant à la complexité d’être père ou juste un gamin en train de se demander comment attraper les pistaches avec sa béquille. C’est un personnage à la fois immature et grave, et c’est ce qui apparaît dans ces scènes. Même chose lorsqu’il est face à une canette écrasée : est-il plongé dans une pensée profonde ou seulement en train de regarder cet objet ? Y répondre, ce serait risquer le stéréotype ou la simplification (Uzal 2023).

De la tristesse à la mélancolie, de la mélancolie au deuil mais avec toujours d’autres nuances émotionnelles possibles, en fonction de chaque subjectivé, la trajectoire de ce film tente de trouver une résilience plutôt que forcer sa présence pour résister. Le ton est plus sombre que dans le cinéma de Jafar, peut-être plus lucide sur l’avenir, lui qui est né après la révolution et ne peut connaître l’Iran d’avant qu’à travers les souvenirs des générations précédentes. Si son père révèle les peurs, les superstitions sociales d’un peuple que l’on doit éduquer, libérer, qui résiste tant que mal, le bilan de Hit the Road se fait plus cynique, plus lucide sur la nature des êtres humains. C’est ce que prouve le cycliste qu’ils prennent en voiture, prétendant être blessé pour rattraper la tête du peloton, admiratif de Lance Armstrong et justifiant son dopage. C’est encore la référence à Batman, qui sert d’excuse au départ de Farid. Selon son père, ce dernier serait parti pour rencontrer Batman et ramener à son frère un masque du héros, introuvable en Iran, mais qui refuserait de prêter sa voiture à Farid pour revenir et qui pleurerait comme un fou en la voyant rayée. Panah nous montre ainsi un père qui n’est pas dupe sur ce qui attend son fils dans un Occident individualiste et matérialiste, et son fils cadet encore moins dupe sur les histoires qu’il lui raconte, qui préfère à Batman sa voiture volante dont il a calculé le prix d’entretien de « six cent millions de dollars ». C’est encore L’odyssée de l’espace, un film qui est « comme le zen. Il procure de la sérénité » pour le père mais pas pour la mère. « Le héros est seul dans son vaisseau spatial. Il se retrouve dans un trou noir. Il s’enfonce, s’enfonce encore. C’est tout ce que tu vois pendant une demi-heure ».

Ces clins d’œil ironiques sont signes de références transculturelles partagées entre l’Iran et l’Occident. Elles évoquent également le tiraillement émotionnel de cette famille face à l’exil. Est-ce le même tiraillement que ressent Panah, alors que la jeunesse iranienne semble à un point de non-retour avec les manifestations depuis septembre 2022 consécutives à la mort de Mahsa Amini, la répression du régime obligeant de nombreux jeunes à fuir. Quant au titre du film, il est tout à fait symbolique de la mise en scène et du message de Panah. Faisant écho au Hit the Road Jack de Ray Charles, appel transnational au désir de prendre la route sans se retourner, l’expression hit the road possède un double sens en farsi selon Panah (Romney 2022) : une route « non-goudronnée » et la route « non-pavée que l’on prend quand on n’a plus d’espoir, quand on ne peut plus rien faire d’autre ». Au-bout du voyage Panah tente de montrer un possible cheminement de la résilience, ce cheminement des multiples détours de la famille (qui accepte pourtant de se démunir de ses biens, de laisser partir Farid), ce cheminement intérieur de Farid au point du non-retour, mais peut-être avec lui signe de l’échec de la résilience. Qu’en sera-t-il de son frère cadet ? Qu’en sera-t-il de Panah dans les mois, les années qui viennent ? Il a en tout cas pu sortir des sentiers battus et révéler une autre voie pour un cinéma venu d’Iran encore plein d’avenir.

Conclusion

Le cinéma iranien de Jafar et Panah Panahi ne cherche pas à opacifier son message mais à le camoufler pour le faire passer. Ce camouflage se fait métaphore de la condition de résistance d’un cinéma réflexif pour Jafar et forme et contenu du film de Panah. Conséquent des conditions de censures en Iran mais aussi des codes sociaux, ce camouflage se décline au pluriel. Camouflages sociologiques et psychologiques sont transcendés créativement grâce à des films engagés et réflexifs pour Jafar et d’un film poétique et intimiste pour Panah.

Le parcours de Jafar est certainement exemplaire de la résilience d’un réalisateur qui continue à résister, filmant la société iranienne puis se filmant pour filmer sa société. Son fils Panah n’appartient ni à la même génération, ni à la même classe sociale. Alors que son père, fils de plâtrier, a toujours été en contact avec le peuple, de par ses origines modestes, et a su préserver un cinéma social, Panah témoigne lui de la classe moyenne et du milieu artistique dans lequel il baigne. Il va tenter de s’installer en France, et n’assume par le même sens du sacrifice, ni la même résistance à la pression du régime que son père qui « est devenu un personnage dur, un personnage qui peut résister » comme il l’avoue dans un entretien :

Je suis arrivé à la conclusion que je ne peux pas supporter toutes ces pressions. Et c’est pourquoi il faut prendre en compte ces différences de génération […]. Nous sommes nés avec Internet, et avec le téléphone portable, et nous sommes plus en contact avec le monde. Nous parlons couramment une langue occidentale. Et nous pouvons plus facilement tisser des relations avec le monde, alors que Jafar il est issu du peuple, il a toujours vécu en Iran, il ne peut avoir cet esprit que nous avons (Pélissier 2022).

La résistance peut prendre des formes variées, et la résilience demande également de savoir connaître ses limites, la défense-protection étant aussi utile que le dépassement de soi.

En témoignant de la différence entre les générations, Panah répond ainsi à la question posée par Anne Mezencev sur l’avenir du cinéma réflexif iranien typique de la génération de Jafar Panahi. Hit the Road est avant tout un film d’auteur intimiste et exigeant, qui a su sortir des sentiers-battus et de l’influence de son père, malgré les limitations du contexte dans lequel il a travaillé, ouvrant une nouvelle voie. La résilience c’est peut-être de savoir créer dans tout contexte, mais aussi de se battre pour le faire d’une autre manière, et peut-être hors de l’Iran pour une partie des jeunes réalisateurs. « La résilience est quelque chose qui fait partie de notre manière de travailler, penser, concevoir et créer, et c’est nécessairement fructueux. Il y aura de meilleurs fruits, de meilleurs films » (Hoad 2022).

Pour Walter Moser (« Présentation. Le road movie : un genre issu d’une constellation moderne de locomotion et de médiamotion » 2008), le cinéma permet de représenter la mobilité du monde moderne. Mais en Iran, selon nous il se fait voyage intérieur, poétique, imaginaire, tragique pour continuer d’exister malgré les restrictions de mouvements pour Panah. Il se fait résilient, résistant, engagé, métatextuel au-delà des restrictions pour Jafar. Grâce à la nouvelle technologie digitale, le cinéma permet surtout une circulation des images transnationales au-delà des censures. La qualité des films s’apprécie ainsi d’autant plus à l’aune d’une créativité résiliente, au-delà des frontières, qu’elles soient géographiques, culturelles, idéologiques ou technologiques.

Et finalement, après 7 mois de détention, une grève de la faim, Jafar Panahi est enfin libéré sous caution et autorisé à sortir du territoire iranien. Avec sa femme, ils ont rejoint leurs enfants en France pour une durée de séjour indéterminée. La question de l’exil semble maintenant peut-être aussi pertinente pour Jafar que Panah Panahi.

Notes finales

1Dr. Karine Chevalier

Bibliographie

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Ceci n’est pas un film. 2011. Realisé by Mojtaba Mirtahmasb et Jafar Panahi. Iran/France: Potemkine Films. DVD

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Le Miroir.1997. Realisé par Jafar Panahi. Iran/France : Tamasa, DVD

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2001, l’Odyssée de l’espace, 1968. Réalisé par Stanley Kubrick. USA : Warner Bros. DVD