Abstract
Corsican historical and endemical violence takes many forms (armed fight for Independence, ‘terrorist’ attacks, bombings, delinquency…) and this violence has often been overexploited by media and political discourses. What viewpoints might filmmakers in Corsica have of this violence? Is their filmic output reflective of the situation, offering original mise-en-scene to mirror and engage with the socio-historical context? Should Corsican cinema, on the contrary, take some distance to reconstitute the framework of a stereotyped, decontextualised violence, at the risk of dismissing historical reality? A new generation of filmmakers is at odds with the touristic, exotic, and truncated exploitation of the image of a sunny yet explosive island, a strange and foreign Corsica. This paper seeks to question the ethical dilemma these filmmakers are facing and analyse the dialectical position of the screen as mask and mirror. Filmmakers need to delocalise, internalise, decontextualise and reframe this violence in the specific context of Corsica to reveal the unspoken, to highlight silences, to echo clandestine testimonies, to exorcise individual memories and collective trauma.
Keywords: Corsica, Violence, De Peretti, Poggi, Vinel
Introduction
Lutte armée pour l’indépendance, guerre fratricide, attentats, plasticages, pratiques mafieuses, la Corse semble toujours faire face à une violence que ne cessent d’exploiter les médias nationaux. Selon Lisa d’Orazio (La Corse au petit écran, 2009), trois images dominent le discours médiatique : l’île de beauté, l’île en quête d’authenticité mais surtout l’île de la violence.
L’image de violence et le traitement médiatique du ‘problème corse’ sont omniprésents car il est vrai, les pratiques journalistiques favorisent l’utilisation du sensationnel, réduisant l’information à une diffusion d’images, et limitent dangereusement le débat à une dialectique binaire et à des généralisations abusives: les Corses, les jeunes, les banlieues... Cette caricature médiatique s’est imposée ces dernières années (Orazio 2009, 280).
Pour contrer cette représentation médiatique aux paramètres obligés (violence, beauté des paysages, caractère rebelle des habitants, pauvreté, archaïsme, nombreux corses n’auront de cesse de nuancer ce propos (une violence des Corses/ envers les Corses), d’en révéler la complexité (une violence déclinée au pluriel avec de nombreuses causes et conséquences). Cet « imaginaire conventionnel qui masque les réalités de l’île » (Orazio, 647) a connu une vraie remise en question lors du « Riacquistu » des années 70. Journalistes, écrivains, politiciens, artistes et artisans, et plus largement toute la société civile corse a eu pour projet la réappropriation de son image, de sa langue, de sa culture et de son patrimoine afin de se faire miroir d’une autre Corse.
Ce mouvement crée son propre mode de représentation en se réclamant de la culture corse « ancestrale ». De nouvelles images, de nouveaux modes de pensée voient le jour. Ceux-ci rencontrent l’adhésion du plus grand nombre au point de devenir de nouveaux « stéréotypes » qui ont cours aujourd’hui dans la presse, la littérature, le cinéma et la télévision (Orazio, 79)
Après l’espoir de ce « Riacquistu », de la décentralisation qui s’en suit et des médias régionaux potentiellement vecteur d’identité et de culture (FR3 Corse, Via Stella), les mêmes images persistent, même si le traitement médiatique se fait plus réaliste (moins folklorique ou caricatural). Tous s’accordent surtout à reconnaître, à partir des années 90, un regain de violence malgré les avancées autonomistes, créant désaccord, polémique, malaise et censure. « Les Corses ne peuvent alors ni au sein de leur télévision régionale, ni au sein d’un cinéma corse inexistant, montrer une autre image de l’île » (Orazio, 90). Et bien que des périodes plus calmes viennent ponctuer ces violences, les évènements récents montrent qu’une frange de la société continue de recourir à cette violence plutôt qu’aux armes démocratiques, et qu’il existe une réelle fracture en Corse.
Cette vision d’un désenchantement que certains appellent crépuscule (Nicolas Giudici, Le Crépuscule des Corses, 1997) nécessite néanmoins d’être encore et toujours nuancée. « On ne compte plus les différentes images de la Corse: paradoxe, parabole ou mémoire, l’île est aussi laboratoire et miroir : un archipel » (Orazio, 19) avec notamment une identité ouverte sur la méditerranée, une volonté de dialogue démocratique. De même, le cinéma en Corse existe bien, comme l’atteste entre autres la création de la cinémathèque de Corse et le travail de recherche de Jean-Pierre Mattei (La Corse et le cinéma, 1996 ; La Corse, les Corses et le cinéma, 2008). On hésite néanmoins à parler de cinéma corse, et surtout l’analyse non exhaustive s’arrête aux années 1980. Nous proposons justement de questionner certaines productions contemporaines pour montrer comment de nouveaux récits sur la violence témoignent d’un jeune cinéma d’auteur pertinent qui se réapproprie le territoire corse de manière locale et transnationale. Ce cinéma se fait miroir du réel pour penser par la mémoire avec le film Une vie violente (Thierry de Peretti, 2017) ou masque du réel pour panser la violence par la résilience avec Jessica forever (Caroline Poggi et Jonathan Vinel, 2018).
Penser la violence : Une vie violente (Thierry de Peretti, 2017).
Né en 1970, Thierry de Peretti a vécu les années de plomb, appartenant à la même génération que le personnage principal de son film :
J’étais hanté par le souvenir d’un jeune militant nationaliste, Nicolas Montigny, assassiné en 2001. Au départ, on avait le même âge, beaucoup d’amis en commun, on venait du même milieu social et puis à l’arrivée, des destins complètement différents. Je voulais comprendre comment il en était arrivé à cet engagement militant très singulier- parce qu’à gauche dans un milieu essentiellement de droite- et comment il avait accepté de tout sacrifier. (Chessel 2017)
Ce « climat de confusion politique et de violence », cette « guerre fratricide » (comme le résument les cartons d’introduction du film) serviront de cadre à Une vie violente, dont le déterminant indéfini précise la nature collective.
La période dans laquelle s’inscrit le film est sans doute la moins glorieuse et la plus douloureuse de l’île. On évite d’aborder le sujet. Il est important que le cinéma s’en empare et montre que tout cela a existé (Thion 2017).
De Peretti privilégie aux grandes figures dissidentes du nationalisme les jeunes plus anonymes, qui ne sont rien comme le dit la mère de Stéphane (double de Nicolas) mais qui devront néanmoins payer de leur vie leur engagement politique. Ces jeunes, mêmes s’ils ne sont pas majoritaires, vont hanter « toute une nouvelle génération de Corses ». C’est de cette génération que parlera ce film, de leur héritage en dialogue plus ou moins tendu avec leurs ainés. Mais c’est surtout une génération sacrifiée, qui laisse une Corse en deuil, à laquelle il veut rendre hommage. Évitant l’approche journalistique, c’est un cinéma qui se veut ancré dans le réel, qui le pense, mais sans didactisme, avec la distance de la mémoire (plus de 20 ans se sont passés depuis les évènements). Si la violence est bien présente (explosions, attentats, menaces de mort, racket) elle ne sera jamais montrée frontalement pour créer du sensationnel, comme le feraient les médias ou un certain cinéma d’action. Cette violence ne sera pas pour autant niée, mais décontextualisée tout en conservant son opacité, révélée dans sa profondeur, ses nuances : latente, endémique, archaïque, environnante, subie dans l’espace et le temps, jamais complètement condamnée ni expiée.
Le premier segment du film (Paris 2001) impose une distance géographique, historique, esthétique et métaphorique. Un lent panoramique nous présente la vue d’une fenêtre ouverte sur une rue parisienne, filmée de l’intérieur d’un appartement bourgeois dans lequel domine la couleur rouge-grenat (mur, moquette) qui ne cessera de hanter tout le film (décors, accessoires, vêtements) comme un rappel du sang éternellement présent. Filmé de dos tout d’abord, le personnage principal, Stéphane, parle au téléphone. Le spectateur devra reconstruire le sens de cette conversation par bribes, le puzzle de cette silhouette, de cette personne qui va s’individualiser, par fragments, grâce à un récit elliptique. Sans visage pour l’instant, seul son accent indique son origine corse. Le plan suivant nous le montre debout, pensif, accoudé à la fenêtre, fumant. Mais son silence parle pour lui d’une attente, d’une angoisse latente. A qui sait le voir, tout est mis en scène pour indiquer le point de vue choisi par De Peretti : Stéphane est vivant mais déjà mort, rattrapé par ses engagements passés. Il se tient en arrière-fond à droite et regarde vers l’extérieur (le futur, l’ailleurs), la moitié du corps cachée par une porte vitrée. Seul son visage se reflète dans un cadre du mur, plus proche du spectateur, le regard inversé vers la gauche (le passé cette fois-ci). Un tiers de l’image de gauche qui nous est ainsi présentée en premier plan est un mur rouge-sang. Dédoublé, fracturé, nous allons ainsi suivre l’itinéraire d’un jeune homme promis à la mort, mais à distance, par la fragmentation de l’espace (comme dans cet appartement), du temps (entre le présent de l’action et la réflexion de la mémoire). Stéphane se retourne et disparaît derrière le mur de l’appartement, dans les coulisses symboliques d’un contexte de violence qui nous échappe encore. La caméra suit, aveugle, son déplacement dans l’autre pièce de droite à gauche, pour le voir ressortir de l’autre côté et le laisser partir pour terminer le plan sur la moquette rouge qui domine en gros plan l’écran (image prémonitoire et symbolique d’une mort à terre, qui ne sera pourtant jamais montrée dans le film, masque pudique, allégorique de cette génération).
Seule la mise en scène comme le montre cette première séquence nous informe finalement de la position qui nous sera permise : le regard d’un témoin discret, dans l’entrebâillement des portes, toujours à distance, invité dans un monde familier mais refermé sur sa tragédie. Stéphane marche seul dans Paris puis se rend à une soirée filmée en plan large, sans que l’on puisse suivre la discussion de ces jeunes, recouverte par la musique. La séquence suivante se passe en Corse, de plein jour. De nouveau un panoramique mais de gauche à droite cette fois nous fait entrer de plein fouet dans la violence. La caméra délaisse les ouvriers agricoles maghrébins pour révéler un paysage dans lequel entrent des voitures, deux jeunes sont tués puis leur voiture incendiée. Filmé en plan séquence, dans un silence complice, aucun cri, personne ne leur vient à l’aide, ni les ouvriers sortis du champ de la caméra, ni les hommes armés qui regardent le véhicule et les corps s’embraser. Violence non pas banalisée mais montrée dans une distance froide, indifférente par la caméra qui pourtant révèle le poids de la peur de témoigner, de la sidération de ne pouvoir expliquer le sens de ces morts, mais qui n’oublie pas le contexte géopolitique de son existence : la difficile question de la redistribution des terres agricoles aux rapatriés algériens dans les années 60. Retour à Paris, Stéphane est de nouveau visuellement absent du cadre mais présent par sa voix qui réagit à un appel téléphonique, qu’on devine annoncer la mort de son ami et complice de lutte. Une voix de femme, à distance, encore, mais dont résonne l’émotion dans ce monde de froideur. Une mère donc, venue à Paris, qui parle dans le plan suivant à son fils dans un café aux fauteuils rouge-vin. La caméra reste en retrait, dans la rue, filmant ce couple derrière les vitres qui reflètent les passants continuant de défiler, indifférents au drame qui se joue, tandis que les voix se font claires, lucides sur la suite des évènements. Sa mère n’arrive pas à convaincre son fils de ne pas rentrer en Corse pour l’enterrement. Comme si Stéphane était déjà en Corse, le plan qui suit reprend le gros plan sur le sol : de la moquette nous passons au carrelage, la même couleur domine. De nouveau les murmures, Stéphane tente de réconforter un ami, leurs paroles sont inaudibles mais leur corps-à-corps saute aux yeux, ils s’embrassent, s’enlacent dans un seul corps, une seule étreinte contre la tragédie. Le reste du film déroulera le fil qui mène à cette mort, chronologiquement, par étapes concises mais rythmées de nombreuses ellipses. « Bastia, quelques années plus tôt » nous annonce le carton.
Ainsi le temps et l’espace ne seront pas pensés ethnographiquement, sociologiquement mais avec la distance d’une mise en scène réfléchie, qui cherche à révéler la psyché collective, faîte de non-dit, de rumeur, de rage, de maladresse, d’erreurs, de souvenirs plus ou moins précis, de silence et d’incommunicabilité. De drame donc. De tragédie même. Comme cette image de voiture en flamme qui reviendra scander la fin du film, comme un souvenir qui hante les rêves sans pour autant que la conscience s’y arrête, l’intellectualise, ou la dépouille de son pouvoir de sidération. Cette même image dont le montage surimpose la présence sur Stéphane, camouflé dans son appartement, menacé de mort, superposant les couches géographiques et temporelles.
Le délicat équilibre recherché par De Peretti pour justifier le contenu et la forme de son film repose sur un travail minutieux en amont de recherches et de questionnements sur le réel et sa transfiguration en récit : livres de témoignage, entretiens télévisés des créateurs du mouvement dissident Armata Corsa, facilement reconnaissables dans le film (Jean-Michel Rossi et François Santoni derrière les personnages de François et Marc-Antoine), ou encore l’entretien pour Paris Match de Nicolas Montigny, fil conducteur pour la construction du récit et du monologue final. Si les figures historiques ont existé, connues d’un public au fait des évènements en Corse (allusion au meurtre de Dominique et Jean-Christophe Marcelli dès le début du film, ou encore présence de la femme du maire de Paris, Xavière Tiberi, pavoisant pour les photographes avec un des chefs nationalistes), la véracité historique n’est pas recherchée. De Peretti ne revendique pas une fresque historique fidèle aux personnages et aux évènements. Se concentrer sur cette période opaque de l’histoire du nationalisme corse, tâchée par la dérive mafieuse, le racket révolutionnaire servant souvent des intérêts personnels, lui permet de mettre en scène non seulement des activistes mais des penseurs sans non plus en faire l’éloge. Il essentialise leur message tout en opacifiant le propos, à travers le filtre de la mémoire collective et de l’impact qu’ils ont pu avoir sur la jeunesse corse. Les réactions des jeunes sont nuancées, motivées par différents arguments (admiration, quête de sens, gloire, argent facile, engagement politique, nihilisme). En témoigne le documentaire Lutte jeunesse (2018), sous-texte du film, montage des propos de Corses venus pour le casting.
La plupart de mes protagonistes existent dans l’inconscient collectif, mais pas dans la réalité : j’ai cherché à mélanger des personnes ayant existé avec la façon dont on en parle en Corse. Ils sont donc très écrits. Je m’intéresse à tout ce qui nous hante. (Thion 2017)
S’ancrer dans le territoire c’est faire résonner les voix des jeunes qui vivent aujourd’hui en Corse, leur scansion, leurs silences, leurs cris. La violence passe par toutes ces tessitures, ces jeux de volumes, de rythmes. L’histoire est ainsi densifiée, mythifiée, grâce à des choix de mise en scène qui empruntent au réel, pour le filtrer, et ainsi le penser comme fond et forme.
Si le spectateur non-averti peine à comprendre le contexte, c’est que De Peretti n’a pas choisi la transparence, l’explication documentaire et documentée de cette violence, mais plutôt son opacité. Chaque scène tente de l’aborder différemment. Lors du repas de Noël en famille, Stéphane confronte violement son oncle, préférant la mort de jeunes militants à l’acceptation résignée et conformiste de ce dernier. En prison, d’autres prisonniers corses tentent de convaincre Stéphane de la nécessité d’un engagement politique contre « l’état colonial », au prix d’une certaine violence. La violence sera ainsi révélée autant dans les actes que dans les paroles. « Qu’ils crèvent ! » s’écrira l’un des chefs en réaction aux hésitations des jeunes militants. « La règle c’est la règle » martèleront les amies de la mère de Stéphane, venue les consulter pour sauver son fils. Ces femmes témoignent avec indifférence des cycles de violence qui marquent la société corse de génération en génération. S’oppose à leur humour sanglant l’émotion contenue de cette mère, qui s’en voudra de « n’avoir pas su écouter, pas su voir » l’engrenage de violence dans lequel son fils est tombé. Ce sera également la petite amie de Stéphane, venue le voir en prison, lui racontant froidement avoir une autre relation, lui qui aurait préféré qu’elle lui mente.
Ses scènes privilégient les plans larges et les plans séquences pour que les arguments des uns mais aussi le silence des autres soient rendus visibles dans leur temporalité :
Ce n’est pas tant la distance (métaphorique et spatiale, les scènes étant souvent vues de loin) que le temps qui compte. Le plan long change la relation du spectateur à ce qu’il voit : il montre l’avant et l’après, sans isoler la violence. D’où un changement dans la durée de l’événement, et cette impression d’être temps réel. C’était pour moi la seule manière de parvenir à accorder le temps du spectateur et le temps du personnage, sans capitaliser sur les scènes, sans les asservir à un effet ou à un propos. (Père 2019)
Ces fragments de discours compacts ne sont pas filtrés ni polis. Ils ont pour fonction de créer le questionnement chez le spectateur, une certaine tension dans l’attention et dans l’atmosphère à la limite de l’étrangeté pour celui qui n’est pas familier avec le contexte. Ce parti-pris permet également de rester fidèle à un certain mode de communication en Corse : les choses se savent mais n’ont pas besoin d’être discutées. Les scènes de racket sont assez exemplaires de la démarche de De Peretti, montrées comme des rituels. Il y a tout d’abord un avant (arguments du prestataire, reformulés selon l’idéologie du Front s’ils sont d’intérêt économique personnel) et un après (crise interne suite à la manière de gérer le racket, pacifiant ou accélérant la violence). De nombreuses scènes restent sans dialogue, un silence plombant parlant pour lui-même avant l’acte de violence. De même, plutôt que parler, ce sont les corps qui réagissent : vomissement, gestes nerveux après le meurtre d’un jeune berger nationaliste, déclencheur d’une guerre fratricide. Ce moment crucial historiquement pour la scission des groupuscules armés est montré comme un meurtre nécessaire, un acte réfléchi : les arguments ont été pesés auparavant par les partisans de la dissidence.
La violence se pense donc. Elle se parle, par des mots mais aussi des non-dits auxquels sont habitués les Corses. C’est toute la richesse de la mise en scène de De Peretti qui met en valeur les strates de cette violence. Ancrée dans un espace-temps précis, elle se fait transnationale dans les idéaux qui l’anime. Se superpose au discours du chef (justifiant à ces jeunes recrues la nécessité de mourir pour sa terre avant d’aller tuer le berger) la voix off de Stéphane citant un extrait des Damnés de la Terre de Frantz Fanon. Cette superposition a moins pour but de brouiller le discours que d’en montrer les entrelacs idéologiques entre la cause nationaliste corse et les discours anticoloniaux tiers-mondistes. Cette citation insiste d’ailleurs sur « une relative opacité » de la mission que chaque génération doit « remplir » ou « trahir », évitant ainsi de cautionner le meurtre du berger mais pensant sa symbolique. Ce verbatisme fanonien, qui pourrait être perçu comme le monologue intérieur de Stéphane, reste une référence que seul un spectateur attentif pourra reconnaître, le livre étant présent lors du séjour du jeune homme en prison. De même, le monologue final de Stéphane (confession sur l’origine de sa rage née de la vision qu’il a eue enfant d’un homme descendu en pleine rue sous l’indifférence générale) est tiré de l’entretien de Nicolas Montigny pour Paris Match, superposant les voix des deux jeunes.
De Peretti crée un récit ancré dans un territoire qu’il connaît, dont il conserve l’essence (la violence dans toutes ces nuances et ses non-dits). C’est ce qu’aucun documentaire classique ne pourrait faire puisqu’il s’agit de laisser parler le réel mais avec une distance dramatique qui pense la représentation de cette violence, impliquant de réfléchir aux angles de caméra, aux superpositions sonores, pour voiler comme le fait la mémoire, la rumeur. C’est pour cela que De Peretti intègre également des plans en 4/3 pour rappeler que la représentation de ce réel se fait à partir de formats bien distincts, montrant les violences des jeunes dans les rues (lacrymogènes, explosions), les entretiens télévisés ou les déclarations indépendantistes. Le reste du film explore le format panoramique pour révéler l’envers de ce réel médiatique. La violence y est bien présente, dépourvue de sensationnel. Il s’agit d’un corps mort dans un champ de cochons, un autre sur un parking, ou encore le corps de Stéphane, poursuivi par des jeunes dans les ruelles de Bastia, un corps seul, paré d’un gilet pare-balle, en fuite, qui essaye de survivre, malgré tout, qui tremble de prendre dans ses bras l’enfant de son ami tué, orphelin d’une violence partagée. Même si dominent le deuil, l’obscurité, la violence qui hante, De Peretti a choisi de penser cette dernière par ses choix de mise en scène et de nous faire penser. Qu’en est-il de la génération suivante ? Est-elle consciente de cette violence et comment l’appréhende-t-elle ?
Panser la violence: Jessica forever (Caroline Poggi et Jonathan Vinel, 2018)
Nés respectivement en 1990 près d’Ajaccio pour Poggi et 1988 pour Vinel près de Toulouse, ce couple de réalisateurs appartient à la génération suivante. Tous deux sont également hantés par les questions de violence, mais à la différence de leur aîné, elle se fera moins locale, issue plus largement selon eux « des médias hyper-violents, des jeux-vidéos, des clips de rap ou encore de la pornographie » (Dall’Omo 2009). Conséquence d’un ordre social centralisateur et répressif, cette violence pathologique d’une société de surconsommation occidentale déclinante entraîne un nouveau récit.
On n’a pas voulu montrer ce qui conduisait un individu à la violence, ce qui nous intéressait, c’était de chercher comment fait-on pour vivre avec cette violence ? Comment traite-t-on aujourd’hui les ‘monstres’? Nous sommes dans une société qui condamne très rapidement les gens. On ne tente pas de les comprendre, on ne cherche pas à ce qu’ils se rachètent, changent, évoluent, à leur en donner les moyens, une place, voire de l’amour, pour que précisément ils puissent échapper à leur condition dangereuse et de fait en libérer la société. (Père 2019)
Ce que n’a pas traité De Peretti, laissant Stéphane quelque part suspendu seul entre vie et mort, jugé coupable par sa communauté, va être justement considéré comme central pour la génération suivante. Déplaçant la réflexion du champ historique, du jugement moral et social, au questionnement sur la résilience, le pardon, l’insertion des marges et des marginaux, Poggi et Vinel ont pour projet de questionner la violence non comme une fatalité (même si elle est constitutive du monde contemporain) mais comme une pathologie collective potentiellement guérissable individuellement, menant de la violence à l’apaisement. Le titre de ce premier long-métrage évoque clairement et symboliquement une parole d’amour pour panser cette violence.
Ce parti-pris entre chaos et rédemption peut perturber la réception de ce film hybride et inclassable qui déconstruit les codes de la violence banalisée d’une société contemporaine. « On a envie de jouer avec ces codes pour les emmener ailleurs, en y insufflant du romantisme et de l’amour » (Dall’Omo 2019). Cette position à contre-courant des films d’action, de guerre ou du réalisme social flirte néanmoins avec de nombreux genres (teen movie, science-fiction, film de catastrophe) et expérimente plus librement avec les images et les sons, Poggi et Vinel ayant une expérience dans le montage sonore et visuel (plutôt que dans le théâtre comme De Peretti). Sans pour autant nier le réel (ils filment d’ailleurs près de leurs villages respectifs, Bouloc entre Toulouse et Montauban, et Bastelicaccia près d’Ajaccio, et puisent dans leurs expériences passées), ces deux réalisateurs se réclament d’une génération du virtuel qui a grandi dans un monde, celui des adultes, qu’ils ont fui en se créant des îlots imaginaires. Ce monde des quartiers pavillonnaires sans couleur locale, de la province, de l’ennui, des piscines sans eau et des gymnases vides, des résidences secondaires, qui n’a rien de cinématographique à première vue, dont ils ont hérité, a été leur terrain de jeux, d’évasion, comme les écrans qui ont accompagné leur jeunesse et continuent de dominer la société.
L’Amérique, les films de Gus Van Sant. Elephant nous a donné envie de faire du cinéma. La tuerie, les massacres lycéens, l’actualité liée aux armes, c’est ce qui a accompagné notre adolescence […] On s’est nourri du cinéma, de The Warriors de Walter Hill, des images de clip et de jeu vidéo, de GTA et de ses guerres de gang entre blacks, latinos et asiatiques (Reneaud 2014).
Leurs sources d’inspirations, comme de nombreux grands adolescents vivant reclus dans leur chambre et derrière leurs écrans, refusent toute hiérarchie, mettant au même niveau les films de Bruno Dumont, David Lynch ou Apichatpong Weerasethakul que Lord of the Rings, l’univers de l’Heroic Fantasy, les personnages du jeu Metal Gear Solid sans oublier les images de Tumblr qui circulent sur le net. Point commun de ce terreau, une certaine violence banalisée, virtualisée, distanciée, esthétisée. Ce terreau hybride permet également de mélanger brutalité, sacré et candeur, et construire un monde imaginaire à leur goût, hors de la société, du temps.
Poggi et Vinel créent ainsi d’abord des univers fantastiques, merveilleux pour ensuite y mettre en scène des récits. Dans Jessica forever, il s’agit de la survie d’un groupe de jeunes, tout à la fois commando, meute, milice, anges et sportifs, en marge de la société et surtout désincarnés de toute explication psychologique, morale, sociale ou idéologique. Chez De Peretti, les jeunes étaient ancrés dans un territoire précis, avec leur accent, leurs vêtements, leur relation au territoire, superposant la génération contemporaine à celle des années 90. Au contraire, dans Jessica forever, ils sont sans origines, accents, classes sociales, futur, comme l’explique très clairement le monologue du début du film :
Nous sommes dans un temps où de nombreux orphelins peuplent la terre. Ces garçons vivent seuls en marge des villes et des villages. Ils n’hésitent pas à voler et tuer pour subvenir à leur besoin. Le monde souhaite leur mort. Les forces spéciales sont chargées de les détruire, et les orphelins sont tués un à un. Seule une jeune femme se dresse contre cette destinée. Elle s’est donnée comme mission de recueillir ces orphelins et de les protéger d’une mort certaine. Elle s’appelle Jessica.
Seuls face à la menace d’une mort certaine, comme pouvaient l’être les personnages de De Peretti, ces orphelins se savent de la même manière traqués. Ils vivent « chaque jour comme si c’était le dernier » dans un monde apocalyptique pourtant solaire et protecteur. Catalyse de leur violence, par sa seule présence, Jessica semble les apaiser, tandis que la génération sacrifiée dans Une vie violence était tragiquement laissée seule face à son destin, abandonnée de tous, amis et famille puisque trop dangereux, même pour la mère de Stéphane qui tente pourtant de l’aider. Cette figure maternelle sera démultipliée avec le personnage protéiforme de Jessica : amazone vêtue de cuir ou blanche colombe à la robe de dentelle, forte, charismatique tout en étant renfermée et discrète, Madone méditative aux grands yeux bleus ou snipeuse en treillis, inspirée du personnage de Quiet dans Metal Gear Solid V, elle exprime ses émotions non par des mots mais par des cadeaux qu’elle offre généreusement à ces garçons, ne les jugeant jamais pour leurs actes mais faisant régner la paix et l’harmonie dans le groupe. Personnage démesuré et hors de l’espace-temps réel aux pouvoirs surnaturels (elle peut visualiser et entendre les orphelins à distance, soigner leurs plaies physiques ou intérieures), elle a pour mission de sauver ces garçons d’une violence surtout évoquée (suicide, meurtre, mort accidentelle, immolation). La mise en scène se concentre sur les conséquences de cette violence en surface (présence d’un arsenal d’armes, entraînement physique au combat, caméra de surveillance, drone), ainsi que les cicatrices sur le corps et l’esprit (ecchymoses, reflexes nerveux, pulsions destructrices, refoulement des rêves…).
Alors que les adultes chez De Peretti se faisaient accusateurs, conciliants avec le droit coutumier, ne pouvant protéger leurs enfants d’une violence intrinsèque à la société qui les a vu naître, Jessica porte en elle toutes les valeurs archétypales bienveillantes. Elle sera dédoublée par d’autres figures aimantes : Andréa, assassinée par son propre frère, qui lui rend visite pour l’apaiser et vérifier qu’il ne soit pas transformé en monstre, non à cause de son acte criminel mais « à force d’être seul, t’oublie comment on parle, comment on sourit ». Ce sera également Camille, une jeune fille corse éprise d’un des garçons, qui aidera le groupe à se barricader dans l’école avant l’assaut final. Jessica et ces autres femmes sont là pour apaiser par leur présence, même fantomatique, par leurs gestes, leurs mots : « Respire, calme-toi. On est là pour toi, ne t’inquiète pas, ça va aller. Parfois on a juste besoin de quelqu’un qui nous dise que ça va ». Il est intéressant de comparer avec la fin du film de De Peretti, et les derniers mots de Stéphane qui justement se rappelle l’absence de protection des adultes :
Enfant, j’ai vu quelqu’un mourir dans la rue. Je ne sais plus vraiment à quel âge. 10 ans, 11 ans peut être. Personne ne m’a empêché de voir. Personne ne m’a détourné les yeux. Peut- être personne n’avait remarqué que j’étais un enfant. […] J’attendais que quelqu’un me dise, d’une certaine manière, que c’était pour de faux.
Stéphane n’accuse pas pour autant sa famille, dans un tel contexte dangereux, ni ceux qui l’ont utilisé à des fins politiques. Il assume ses responsabilités de manière plus mature que les personnages dans Jessica forever. Peut-être car De Peretti tente de penser l’origine de cette violence alors que Poggi et Vinel, plus nihilistes, voire plus naïfs, tentent de la panser par des mots réconfortants, des images apaisantes, symbolique d’une génération perdue dans le chaos du monde, dépolitisée, déresponsabilisée, se protégeant dans le merveilleux virtuel. Plutôt qu’une confession-témoignage dans un journal, c’est par une lettre d’amour que choisissent de s’exprimer ces orphelins dans le film:
Dis-toi que tout ce que tu peux imaginer d’épouvantable, je l’ai fait, tout ce que tu peux imaginer comme crime horrible, toutes les plus grandes atrocités, la barbarie la plus folle, tous tes cauchemars, je l’ai fait. J’étais un monstre mais quand je suis avec toi, j’aimerai être un autre, mais je ne peux rien faire disparaître.
Alors que Stéphane insiste sur la différence entre un groupe clandestin « aux aspirations politiques, révolutionnaires et marxistes » malgré ses dérives, et des bandes criminelles aux « aspirations privées » contre lesquelles il se battait, ici toutes les violences sont mises à égalité, vidées de toutes substances idéologiques, presque annihilées. Eux seuls sont juges de leurs crimes, d’où un mal être existentiel et une culpabilité qui les ronge même dans leurs monologues :
Elle te pose jamais de questions. Sois bête, sois méchant, sois un monstre. Tranche des gorges. Fais des Head shot. Tue, juste tue. Proprement. Sans regret. Salement. Couvre-toi de sang et soit heureux.
L’ennemi se fait autant extérieur (les drones, les forces supérieures, restant une menace abstraite, généralisée) qu’intérieur (la jalousie, la peur de l’autre, la banalisation de la violence sans but), entraînant des actes pulsionnels, de l’ordre de la survie plutôt que de l’idéologie. Pour Poggi et Vinel :
ll ne s’agit pas de parler de garçons qui ont basculé dans la violence, ni de parler de terrorisme ou d’endoctrinement, mais vraiment de les traiter comme des personnes qui portent en elles des gênes de la violence comme une pathologie : est-ce qu’ils peuvent guérir de cette violence? (Père 2019)
Leur discours est empreint de contradiction, comme des pastiches venus du monde des jeux vidéo, des clips de rap.
Nous sommes orphelins. Notre héritage c’est tout prendre. Tout ce qu’on nous a refusé. On ira se servir chez vous et vous couper la gorge pendant votre sommeil. On viendra regarder les matchs de foot sur vos écrans plats géants. On mangera vos glaces. On videra vos caves de vin et on pillera vos armoires. On s’habillera comme des princes avec les dents tout en or. On mettra vos chiens dans les cages des tigres. On a le droit à rien nous alors on va tout prendre. On fera tomber vos statues. On brûlera vos édifices parce que notre amour est comme une comète. Notre amour c’est une kalachnikov sans limite ? Sous nos palmiers pousseront des fusils à pompe. Sous nos cerisiers toutes les balles. On tombera jamais amoureux.
Programme jamais appliqué puisqu’ils ne semblent manquer ni d’argent, ni de nourriture, ni de sentiments. On les verra faire les courses dans les grandes surfaces, se faire offrir des cadeaux démesurés (comme un scooter des mers) sans que le prix importe sur la valeur sentimentale (d’autres préférant des pierres). Cette table rase des possessions ne sera que verbale. Comme si la violence symbolique suffisait à la catharsis.
Alors que De Peretti enrichit le récit des potentialités narratives offertes par les dialogues de groupe et les voix off, ces garçons restent de marbre en groupe et s’expriment par des jaillissements physiques ou verbaux de violence. Ils révèlent seulement une certaine intimité par des monologues postsynchronisés, sur un ton monocorde, inexpressif mais qui « éclosent comme des confidences, comme des secrets » (Père 2019). Tout est contenu dans les mots, permettant une distanciation de l’étrangeté, à la limite du fantomatique, symbolisant leur énorme carapace. Pour les réalisateurs « les voix-off et la musique sont une façon de briser cette armure et d’accéder à leurs sentiments » (Père 2019). Loin de la dialectique des discussions dans Une vie violente, ce qui les intéressent c’est la fragilité de la parole qui ne se fait pas fluide mais fragmentée. La polyphonie narrative chez De Peretti tissait les fils d’un discours nuancé aux multiples points de vue. Selon eux, dans Jessica forever:
le héros, c’est le groupe. La voix-off est à la fois l’expression de chacun et celle d’un ressenti général. Chacune d’entre elles est un passage de relai entre les personnages. La voix off guide le spectateur dans son voyage dont il est le seul témoin. (Père 2019)
Cette parole n’est pas ici pour nuancer mais désincarner, dépsychologiser, épurer loin de tout naturalisme et revenir au récit formel qui déconstruit l’illusion de la représentation. Les lettres, la typographie, deviennent partie prenante du récit, accentuant cette distanciation non-naturaliste. Lorsqu’un des orphelins se fait tuer en rapportant un gâteau d’anniversaire surprise pour Jessica, les lettres des bougies s’animent et s’envolent pour inscrire un message d’amour sur une scène presque vidée de tension dramatique. De même, lorsque le fantôme d’Andréa apparait à son frère sous l’eau, sous la forme d’un hologramme, s’inscrit sur l’écran l’explication de sa mort violente : « Andréa est décédée à 16 ans. On l’a retrouvée morte dans son lit, une balle dans la tête ». Texte court pour un drame familial lavé de toute culpabilité. Cette mise à distance des signifiants offre des scènes très poétiques à la frontière du surréalisme. Plutôt que de répondre verbalement à une déclaration d’amour, Camille utilise des positions de gymnastique pour communiquer, le pont évoquant le désir de la rencontre et la chandelle la naissance d’une flamme. Ce choix d’une mise en scène distanciée vide le réel de ses repères pour créer un monde parallèle. Lorsque les garçons débarquent en Corse, l’île est déserte, visuellement libérée de couleur locale, et habitée par une autre faune comme en témoigne la bande sonore. De la même manière, alternent des scènes très figées (tableaux de groupes armés, natures mortes d’emballages de nourriture industrielle) et des scènes d’action (parachutage, guérilla urbaine, danse improvisée), rappelant l’univers des jeux vidéo faisant alterner temps de l’action et temps des attentes, des errances. Se juxtaposent ainsi une esthétique fantastique (infrarouge des caméras de surveillance, univers aquatique), des scènes hyperréalistes (gros plan sur des produits de consommation comme les pommes de terre smiley). « C’est une façon de créer une distance et de décaler le monde qu’on met en scène » (Père 2019) en jouant sur différents registres d’émotions, oscillant entre douceur et violence, chaleur et froideur, rappelant la réalité virtuelle et ses successions d’univers.
Le prologue du film fait ainsi entrer le public dans ce monde étrangement violent mais reposant. Jessica, de cuir vêtu, est assise sur le toit d’une maison, méditative, avec en fond un coucher de soleil crépusculaire. Maison d’enfance de Jonathan, le film réinvesti les lieux quotidiens en les réinventant.
On vide les choses pour que rien n’empêche l’histoire que l’on veut raconter. C’est pour ça qu’on écarte les passants, qu’on gomme les bus, toutes ces choses qui marquent le quotidien, pour ne garder que les maisons, les lieux emblématiques. La forêt, la plage... On prépare des maps avec ces lieux complètement dénudés et on charge notre histoire à l’intérieur, de légendes, de mythes, de magie. C’est ce qu’on faisait quand on était enfants. Dans nos chambres, il ne se passait pas grand-chose, on s’ennuyait et on rêvait de grands combats, de chevaliers. (Père 2019)
Cette maison anonyme, sans âme, deviendra pour un temps le refuge des orphelins. Le plan suivant met en scène une maison similaire, les oiseaux chantent quand, sans introduction, un corps se jette dans la porte-vitrée. Ils continuent de chanter. La caméra filme en gros plan les éclats de verre sur le sol, les taches de sang, laissant le corps du jeune homme en hors champ, néantisant l’impact de la violence par une bande son reposante. Dans un montage alterné on passe ensuite du visage de Jessica, ses grands yeux bleus ouverts, au jeune garçon à genou, les mains ensanglantées, mais pas un mot, pas un son pour guider le spectateur. A lui de lier ces scènes, projeter son imaginaire sur ces surfaces éclatées, filmées en gros plan. Un groupe s’habille de protections de cuir noir, de masques et cagoules, en silence, seuls les sons des vêtements et des armes résonnent. Sans masque, le visage blanc de Jessica se démarque du groupe, qui lui-même se détache du réel, le fond noir de la salle ne permettant aucune allusion à un lieu précis. Voilà ensuite le commando dans les rues ensoleillées et désertes d’un quartier pavillonnaire. Ils encerclent la maison et de nouveaux résonnent seulement leurs pas sur les éclats de verre. Cette métaphore filée d’un monde brisé, d’un écran traversé, rappelant l’univers de Jean Cocteau mariant réalisme et imaginaire, sera décliné dans tout le film, de même que le leitmotiv d’une trace rouge toujours présente dans les images sous forme de taches de sang, de pulls, de fleurs. Interprétation libre donc, symbolique comme la main protectrice de Jessica filmée en gros plan sur le genou sanglant de l’orphelin, détournant les images de violence en images de protection. Ce sera également le plan suivant, la caméra filmant en travelling les voitures du commando, traversant un paysage verdoyant, aux antipodes du paysage sec des pavillons, puis un plan moyen sur deux jeunes blonds à l’arrière, l’un tenant dans ses bras le deuxième blessé. Aucune présence humaine (police, terrorisme) pour représenter l’ennemi sinon l’apparition d’une volée de drones qui rentre dans la maison maintenant vide, répression avant tout imaginaire qui peut représenter toutes les forces ennemies. Mais comme tout signifiant, le drone a été choisi pour sa valeur contemporaine symbolique, condensant métaphoriquement une violence plus invisible et détachée. Selon eux :
C’est un trait de notre époque qui a une place assez étrange. Tu appuies sur un bouton, de loin, comme dans un jeu vidéo, et tu largues une bombe en vrai, sur une ville. Le drone a une place particulière dans notre monde moderne, il peut être vu comme un objet de loisirs mais aussi comme un outil obscur, de surveillance, de domination, de rapport à la guerre qui change complètement. (Père 2019)
Cette ambivalence des objets se retrouvera dans les personnages, à la fois violent et généreux, physiquement fort mais intérieurement fragile. S’en suit l’introduction du nouvel orphelin dans la famille, inscrivant un rituel du don dans un contexte tout à fait banalisé. Une pièce avec de la moquette, une dizaine de matelas superposé, la nouvelle recrue assise en tailleur, protégée d’une couette, se voit offrir par chaque garçon un objet : stylo, livre, clé USB, pierre, parfums, fruits, barres chocolatées, tablette. Chacun se présente par son nom mais sans qu’aucun signe de distinction, outre les objets offerts, soit révélé. Il ne s’agit pas comme dans les teen movies d’archétypes mais d’une mise en scène qui cherche à harmoniser, créer une identité collective sans différences psychologiques, idéologiques ou socio-culturelles. Ils s’entraînent, font le ménage, la sieste dans un quotidien banalisé. Quant à la scène d’intronisation, la nouvelle recrue se voit offrir un gilet pare-balle, très solennellement, tous étant présents, visages graves, immobiles, bienveillants. Pour Jessica, « cela se voyait qu’il avait envie de pleurer. Les autres, c’était pareil. Mais ils auraient préféré mourir plutôt que de lâcher une larme ». Le plan se termine sur une image statique du groupe, en contre-plongée, immortalisant ces chevaliers post-modernes divinisés, sacralisés par la mise en scène et le choix des angles. Le gilet pare-balle se fait symbolique d’une protection partagée par le groupe, mais aussi métaphore de leur carapace émotionnelle. On se rappellera une tout autre fonction du gilet pare-balle que porte Stéphane pendant le travelling final, filmé à hauteur du personnage, pour permettre l’identification avec une victime, affrontant seule son destin. La fin du film verra également leur mort approcher mais en groupe. Ils sont calmes, déterminés, près pour l’assaut final, les gens du village ayant appelé les forces spéciales. Ils ne seront plus que des ombres armées se détachant d’un fond crépusculaire avant l’arrivée des drones, mais peu importe puisqu’ils sont « une légende » comme le rappelle Jessica : « nous ne sommes pas des humains, nous sommes des comètes » qui ont pour fonction d’éblouir, même que ponctuellement, le monde.
Image 1 – Jessica forever (Ecce films)
Ce monde est rempli de merveilleux tout autant que de fantasmes, d’hyperréalisme que de poésie, à l’image de cette île refuge, île utopique, île bouclier mais il ne s’agit pas précisément de la Corse. C’est avant tout un espace mental. La forme même de la Corse est traduite par l’image logo du groupe en forme d’iceberg, avec une partie immergée. C’est ce que révèle le film, l’envers du miroir, du réel, de l’écran. Et ce monde n’est pas intellectualisé mais le lieu du ressenti, des images primitives (le feu, l’eau, l’arbre), du sensoriel (toucher le sable, manger une glace, jouer de la musique). Un cinéma qui panse la violence par la quête de résilience, qui n’agresse pas son spectateur mais l’invite dans un voyage imaginaire. C’est à lui de faire le lien entre toutes les scènes comme le font les nouveaux réalisateurs conscients du flux incessant d’images et sons, sans liens, sans origines, non hiérarchisés, partagés au-delà des frontières grâce à Instagram, Tumblr, Pinterest, Soundcloud. De même le spectateur pourra chercher la transcription d’un réel corse qui a certainement influencé Poggi. « J’ai aussi été pas mal marquée par la violence que tu peux voir tous les jours en Corse. C’est un peu le Far West avec ses chasseurs, ces armes, ces pick-up » (Grosset 2013), dont on retrouve les silhouettes dans les orphelins armés comme les commandos du FLNC. La Corse c’est aussi le lieu où les hommes sont hyper-masculinisés mais s’embrassent, se prennent par le cou, se serrent dans les bras. Mais la Corse c’est également le lieu d’un certain matérialisme, d’espaces bétonnés, de centres commerciaux comme ailleurs, et c’est peut-être cette autre violence, plus capitaliste, plus mondiale qui va hanter les prochaines générations.
Conclusion
Quelle vision peut-on porter sur cette violence en Corse? Doit-on parler d’une violence endémique à l’île? D’une violence contextuelle ? D’un invariant ? D’une violence plus généralisée ? Et surtout comment l’aborder ? Selon Sempiero Sanguinetti (La Violence en Corse. XIX-XXe siècles, 2012), il faut distinguer violence crapuleuse des groupes affairistes et d’une certaine pègre, violence politique, et violence ordinaire (délinquance et criminalité), réfutant toute interprétation simpliste des faits, ce que fait De Peretti. Pour Anne Meistersheim (Le Labyrinthe et les masques, 2012), il s’agit d’une violence structurelle, conséquente des grands changements qu’a connus l’île (modernisation et perte de repères, repli identitaire et crise morale) entraînant un imaginaire de l’ambivalence, de la contradiction, de la complexité, d’où l’image du labyrinthe d’un espace insulaire et des masques nécessaires à la survie et au vivre-ensemble, que retranscrit très bien Jessica forever.
Ainsi, promener une caméra-miroir sur le réel pour le densifier, ou une caméra-masque pour s’en distancier permet de prendre du recul sur la violence, qu’elle soit sociale, politique, économique, allégorique. Par le filtre de la mémoire, de l’imaginaire c’est surtout redonner du pouvoir au cinéma comme révélateur des zones d’ombre et de lumière d’une société, qu’elle soit corse ou plus largement occidentale, appelant à un engagement de la part du spectateur, libéré de la seule sidération, pour penser et panser cette violence. Évitant les pièges de l’ethnocentrisme, mettant l’accent sur le contemporain, ces films ont été créés de manière collective. Il s’agit de la coopérative Stanley White auquel appartient De Peretti, pour repenser le territoire et mettre en scène les récits de la violence en Corse, de manière cathartique : un cinéma avec une « puissance réparatrice ou consolatrice, sa capacité à redonner du sens » (Thion 2017). Pour Poggi, il s’agit de collaborer avec Jonathan notamment et de « recréer l’amour du collectif » :
Faire un film c’est ma manière d’être présente au monde, de le regarder, de ne pas l’ignorer pour m’en préserver. Écrire un film c’est partager une pensée (Acquaviva Pache 2020)
Dans les deux cas, il s’agit d’un engagement par les armes de la création, de l’imaginaire et de la réflexion, pour traverser les miroirs et les masques de la violence et une volonté commune « de faire des films, de les rêver, de les penser, de les désirer, de les révéler » comme Poggi et Vinel le précisent dans leur manifeste Flamme avec Yann Gonzalez et Bertrand Mandico, autres jeunes réalisateurs prometteurs. Un cinéma corse, certes, mais pas seulement.
Image 1 – Jessica forever (Ecce films)
Notes finales
1Dr. Karine Chevalier
Bibliographie
Acquaviva Pache, Michèle. 2020. « Caroline Poggi et Jonathan Vinel : Bébé Noël et Bébé Colère ». Last access on 19/04/22: https://www.journaldelacorse.corsica/articles/442/caroline-poggi-et-jonathan-vinel-bebe-noel-et-bebe-colere
Brarda, Nicola. 2017. « Entretien à l’occasion de la sortie d’Une vie violente ». Last access on 19/04/22: https://www.critikat.com/panorama/entretien/thierry-de-peretti/
Dall’Omo, Amandine. 2018. « Jonathan Vinel & Caroline Poggi. Entretien ». Last access on 19/04/22: http://www.lebleudumiroir.fr/jonathan-vinel-caroline-poggi-entretien/
D’Orazio, Lisa. 2009. La Corse au petit écran& : Construction d’une identité méditerranéenne : imaginaire, culture et politique (1955/2007). Doctoral Diss., University of Provence-Aix-Marseille.
Giudici, Nicolas. 1997. Le Crépuscule des Corses. Paris : Grasset.
Chessel, Luc. 2017. « Thierry De Peretti. Réalisateur d’Une vie violente ». Last access on 19/04/22: https://www.pressreader.com/france/les-inrockuptibles/20170531/282235190615136
Grosset, Quentin. 2013. « Carole Poggi et Jonathan Vinel : fleurs aux fusils ». Last access on 19/04/22 https://www.troiscouleurs.fr/article/caroline-poggi-et-jonathan-vinel-fleurs-aux-fusils
Mattei, Jean-Pierre. 1996. La Corse et le cinéma. Ajaccio : Alain Piazzola.
Mattei, Jean-Pierre. 2008. La Corse, les Corses et le cinéma. Ajaccio : Alain Piazzola.
Meistersheim, Anne. 2012. Le Labyrinthe et les masques : Corse : territoire, insuralité, societé. Ajaccio : Albiana.
Père, Olivier. 2019. « Conversation avec Jonathan Vinel et Caroline Poggi » Last access on 19/04/22: https://sister-distribution.ch/jessica-forever/
Reneaud, Nathan. 2014. « Carole Poggi et Jonathan Vinel : ‘Nous avons grandi avec le massacre d’Elephant et le désert de Gerry’& ». Last access on 19/04/22: https://www.accreds.fr/2014/04/15/caroline-poggi-et-jonathan-vinel-nous-avons-grandi-avec-le-massacre-delephant-et-le-desert-de-gerry.html
Sanguinetti, Sempiero. 2012. La Violence en Corse. XIX-XXe siècles. Ajaccio : Albiana.
Thion, Baptiste. 2017. « Une vie violente : un destin corse ». Last access on 19/04/22: https://www.lejdd.fr/Culture/Cinema/une-vie-violente-un-destin-corse-3405167
Filmographie
Jessica forever. (2018)., Directed by Carole Poggi et Jonathan Vinel. France : Sister Distribution. DVD
Lutte jeunesse. (2018)., Directed by Thierry De Peretti., Alta Rocca films. DVD
Une vie violente. (2017)., Directed by Thierry De Peretti., France: Pyramide distribution. DVD.