Abstract
Based on a solid industry dating back to the early 1930s, Egyptian cinema used literary adaptation at that time as a model for cultural transfer (Serceau 1999, 176) to promote contemporary socio-cultural values. The literary adaptation have allowed the Egyptian cinema to impose the credibility of its stories and to reinvent itself despite a delicate geopolitical context. However, during the 1980s, Egypt and Egyptian productions suffered from the consequences of Sadat’s economic liberalism. A commercial cinema financed by foreign capital based on comedy or farce and intended to meet the needs of new consumption trends invades the market and the influence of literature on Egyptian cinema diminishes considerably.
In contrast to the vast majority of the movies of the 1980s, Khairy Beshara’s movie (The Necklace and the Bracelet 1986) revives the tradition of literary adaptation (based on the novel by Yehya Taher Abdallah) and constitutes a unique experience which puts the spotlight on a realism pushed to the extreme. How could the director, in the words of Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, “retrace the shape of the narrative, fill its gaps, nuance its lines and deconstruct its unity” to be able to transcribe the floating of individuals or even a nation and the plural crisis it faces? Through an analysis of the narration, the thematic choices and the principles of writing and reappropriation adopted by the filmmaker, we will try to find some answers to this question.
Keywords: Crisis, Literary adaptation, Egyptian cinema, Themes, Reappropriation.
Introduction
Le cinéma égyptien n’a cessé, depuis son apparition, de puiser dans la littérature. Bien que « les matériaux signifiants et que la façon d’exprimer et de signifier ne soient pas tout à fait semblables dans les deux langages » (Morency 1991, 103-123), l’engouement du cinéma égyptien pour les adaptations littéraires est tel qu’il remonte déjà aux années 30 plus précisément avec le film (Zeineb 1930) qui est largement considéré comme étant le premier film égyptien adapté (Mobarek et Khachab 2021, 13-21). Considérant l’adaptation comme un modèle de transfert culturel (Serceau 1999, 176), le cinéma égyptien a su, grâce à ce procédé, imposer la crédibilité de ses récits, rayonner essentiellement au sein du contexte arabe et se réinventer malgré un contexte géopolitique délicat. Cependant, durant les années 80, l’Egypte et les productions cinématographiques égyptiennes souffrent des conséquences d’un système économique et sociopolitique enrayé. Le pays est en crise, les films de qualité sont de plus en plus rares et les cinéastes sont soumis au pouvoir absolu des capitaux étrangers privés (essentiellement ceux issus des pays du Golfe). Un cinéma commercial dépourvu pour la plupart d’une dimension esthétique et basé uniquement sur la comédie fait alors son apparition et l’influence de la littérature sur le cinéma égyptien, jusque là considérable grâce essentiellement aux œuvres de grands écrivains adaptés comme Naguib Mahfoudh, diminue considérablement.
A contre-courant de la majorité des films des années 80 et de ses propres films datant essentiellement des années 90 basés sur un savant mélange d’humour populaire et de comédie musicale, le cinéaste Khairy Beshara signe en 1986 l’une des adaptations majeures de la décennie avec son film (Le collier et le bracelet 1986) basé sur l’œuvre de Yahya Tahar Abdallah. Khairy Beshara fait partie des leaders de la génération de cinéastes qui, touchée de près par tous les bouleversements politiques (les quatre guerres de celle du Yémen (1962-1967) à celle d’octobre 1973), sociaux et économiques de son pays, a longtemps milité, après avoir suivi des études en Egypte et en Pologne et brillé grâce à une série de documentaires pour un renouveau du cinéma égyptien. S’inscrivant dans le courant réaliste et dans la filiation des pionniers dans ce domaine, il a su réinventer les codes du réalisme en se penchant sur le cas de la Crise vécu par l’homme ordinaire et insuffler un air de modernité au septième art égyptien grâce à son film (Le collier et le bracelet 1986) classé vingtième parmi les cent meilleurs films égyptiens et à une dizaine de films innovants et résolument modernes.
Si la crise est un élément de nécessité dans la narration dramatique puisqu’elle est intimement liée à l’essence même de la nature humaine (Evrard 2009, 1-2), comment le cinéaste a-t-il pu représenter à l’écran dans son film (Le collier et le bracelet 1986) cette crise aux multiples visages ? Comment a-t-il su créer une œuvre à part et esquisser à sa manière les nuances et les limites de l’œuvre de départ pour en transcender l’impact ? Comment a-t-il pu retranscrire le flottement des individus voire d’une nation et la crise plurielle à laquelle elle fait face ? Nous nous pencherons sur ces questions dans ce qui suit en nous basant sur une analyse des choix thématiques abordés et des principes d’écriture et de réappropriation adoptés par le cinéaste.
1- Considérations théoriques et historiques : cinéma égyptien, crises et adaptation littéraire :
L’Egypte fait partie des rares pays arabes1 à avoir participé à l’aventure cinématographique depuis à peu près ses débuts. C’est en effet grâce à la projection des bandes animées des frères Lumière le 5 Novembre 1896 à Alexandrie dans la salle de la Bourse de Toussoum et dans le café Zavani que l’Egypte participe à la marche du monde et embarque pour la première fois dans l’aventure cinématographique (Kamoun 2010,19-38). Au cours de cette partie, nous allons nous pencher, à titre indicatif, sur certaines des spécificités les plus marquées de ce cinéma.
1-1-Cinéma égyptien et Crise(s) à l’aube des années 80:
La magie du cinéma -qui n’était à l’époque qu’une représentation de lieux et d’individus et qu’un « simple reflet du temps » sans sa dimension narrative (Khayati 1996,16) -opère tellement sur les égyptiens que le pays comptait déjà, dès 1905, 53 salles de cinéma à Alexandrie, 5 salles au Caire et une salle respectivement à Port-Saïd, à Assiout et à Mansourah. En 1927, lancée par Aziza Amir et Wedad Orfy, la première importante société de production cinématographique voit le jour mais la véritable révolution qu’a connue le cinéma égyptien à cette époque revient incontestablement au premier projet économique fondateur de Talaat Harb président de la Banque Misr qui crée en 1935 les grands studios du même nom qui contribuent largement à la prolifération de la production cinématographique égyptienne (Kammoun 2010,19-38).
Cependant, même si elle était bien soutenue sur le plan de la production, la grande majorité des films de l’époque -avec l’avènement de la parole sur la bande image- se base sur la farce, sur le mélodrame ou sur la comédie musicale et met en avant les milieux de la haute bourgeoisie et des histoires d’amour contrariées par les différences qui existent entre les classes sociales des protagonistes sans un réel ancrage sociopolitique. Estimant que les films représentant le milieu modeste et ouvrier ne peuvent pas réaliser les bénéfices attendus, une rupture considérable s’opère entre les récits représentés sur le grand écran et le quotidien d’une grande majorité des égyptiens écrasés sous le poids d’une monarchie indifférente à leurs conditions de vie (pauvreté, marginalisation, accès à l’éducation...) (Kammoun 2010,19-38). Comme une réaction à ce constat, certains cinéastes égyptiens aux aspirations progressistes comme Kamel Selim, Ahmad Kamel Morsi, Salah Abu Seif…vont tenter de représenter le quotidien des ruelles égyptiennes et de transposer à l’écran les soucis de toute une catégorie de citoyens longtemps oubliés par le cinéma égyptien. Des thématiques comme le chômage des intellectuels issus des milieux modestes, les grèves et les combats des ouvriers, les dérives du système capitaliste… sont ainsi mises en avant par ces cinéastes dits cinéastes de la révolution ce qui les installera dans une grande majorité des cas dans une relation de bras de fer avec la censure2.
Les années 50 bouleversent considérablement l’ordre préétabli en Egypte avec notamment la révolution des officiers libres en 1952 et l’abolition de la monarchie, l’arrivée de Gamal Abd Nasser au pouvoir en 1954 et le choc de l’attaque tripartite pendant la crise du Canal de Suez en 1956. Au cours de son règne, Nasser tient à réinventer l’Egypte et à mettre l’individu et le pays au cœur de sa stratégie politique : il brise la féodalité, milite pour de nouvelles valeurs et idéologies fédératrices comme la liberté, le socialisme et l’unité et remet à niveau l’industrie du cinéma3 (Kammoun 2010,19-38).
Toutes ces crises (identitaires, politiques, sociales…) et ces mutations profondes donnent un nouvel élan au cinéma égyptien en lui inspirant des films poignants et engagés réalisés par les cinéastes leaders dans ce domaine à savoir Tawfik Saleh, Youssef Chahine ou encore Salah Abu Seif. La tendance réaliste des films égyptiens datant des années 50-60 apparaît essentiellement dans la représentation du quotidien, des luttes et des aspirations de la petite bourgeoisie et de la classe paysanne et de l’essence même de la vie des quartiers populaires du Caire et d’Alexandrie. Elle est transcendée notamment par le talent de scénariste de Naguib Mahfoudh l’un des piliers de la littérature réaliste qui signe certaines des pépites les plus connues du cinéma égyptien et dont une grande partie est adaptée à partir de ses propres romans.
La crise de la défaite de 1967 bouleverse de nouveau l’équilibre fragile du pays et de l’industrie cinématographique. Rien n’est épargné : le politique, l’économique, le social, l’identité, l’individu, l’idéologie, l’avenir…tous ces éléments constituent désormais les multiples facettes d’une crise profonde face à laquelle le pays en général et le cinéma en particulier restent comme figés et déstabilisés. La représentation de cette crise sur le grand écran passe, quant à elle, par plusieurs étapes. L’immobilisme et le mutisme avec lequel le choc a été accueilli par les différents intervenants au sein de l’industrie cinématographique laisse peu à peu la place à des tentatives de représentation perspicaces mais surtout prudentes et plus ou moins symboliques à l’image de l’adaptation du roman Miramar de Naguib Mahfoudh par Kamel el Sheikh ou encore l’adaptation de La terre l’œuvre d’Abd Errahman Esharkawy par Youssef Chahine pour devenir enfin de plus en plus virulentes et féroces dans des films qui ont été, dans la majorité des cas, longtemps interdits par la censure (Kammoun 2010,19-38).
La mort de Nasser, l’arrivée au pouvoir de Sadate, l’abolition des principes de base de la politique et de l’économie socialiste de la période nassérienne et la mise en place d’une première réforme libérale contribuent peu à peu à approfondir le gouffre de la Crise qui frappe l’Egypte.
Le financement étatique de l’industrie cinématographique est sacrifié en 1971 au profit des capitaux privés issus essentiellement des Pays du Golfe et le contexte sociopolitique du pays continue de sombrer dans le gouffre du néolibéralisme sauvage instauré en 1974. La pyramide sociale est bouleversée4, la censure est renforcée avec la promulgation du décret n° 220 en 1976, les tensions politiques et économiques sont palpables (assassinat de Sadate et arrivée au pouvoir de Hosni Mobarek en 1982), les films commerciaux à petits budgets basées sur la comédie ou la farce dépourvus généralement d’une dimension esthétique ou narrative et destinées à répondre aux besoins des nouveaux consommateurs (vidéocassette…) fleurissent un peu partout durant les années 80 et les scénarios bien ficelés et porteurs de sens sont de plus en plus rares (Kammoun 2010,19-38).
Tout cela contribue à l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes qui cherchait « à rompre avec l’idéologie dominante y compris celle qui préconisait l’adaptation comme modèle transférant au cinéma crédit et valorisation » (Mobarek et Khachab 2021, 13-21). L’homme simple, ordinaire et marginalisé est alors le centre de la nouvelle vague de films réalistes des années 80 dotés d’une sensibilité psychologique et sociopolitique ainsi que d’une esthétique moderniste et portés par des cinéastes tels que Mohamed Khan, Khairy Beshara, Atef Ettayeb, Daoued Abdessayed, Raafat El Mihi…Crise(s), avec la coexistence du singulier et du pluriel, est ainsi partout dans le cinéma égyptien : « dans sa vie autant que dans ses sujets de prédilection » (Brahimi 2008, 19-33) et de représentation mais qu’en est-il-alors de l’adaptation littéraire?
1-2-L’adaptation littéraire dans le cinéma égyptien : l’ultime recours?
Qu’il s’agisse d’un choix personnel de vouloir transposer sur le grand écran une histoire toute prête et déjà populaire auprès du public ou de l’impression voire de l’illusion de pouvoir « traduire » ou transposer le contenu d’une forme de discours à une autre (Morency 1991, 103-123), plusieurs cinéastes ont été tentés par cet exercice pour le moins délicat et périlleux. Sachant que la littérature se base sur un « seul système signifiant » à savoir la langue composée de plusieurs « unités de base de premier niveau, discrètes, identifiables et repérables au final en un niveau supérieur porteur de sens » et que le cinéma, quant à lui, s’appuie plutôt sur l’image qui est par définition polysémique et composée de « signifiants multiples, simultanés » et en constante interaction, le débat sur la question de la fidélité de l’adaptation littéraire par rapport à l’œuvre initiale - qui a longtemps accaparé les chercheurs dans ce domaine - peut s’apparenter à une utopie (Morency 1991, 103-123). L’adaptation gagnerait plutôt, selon Michel Serceau, à être « définie et située à l’intersection » de ces deux arts, « comme un lieu d’échange et de circulation » (Serceau 1999, 176). Selon cette optique, passer d’une forme d’écriture à une autre ne relève ainsi pas de la simple traduction mais bien de la réinterprétation et de la réinvention (Morency 1991, 103-123). Il ne faut donc pas parler seulement « de dépendance ou à l’inverse d’aspiration à l’autonomie » mais plutôt appréhender « la relation dialectique qui se joue entre les contenus des deux langages » (Serceau 1999, 176).
Le cinéma égyptien qui a fait appel à l’adaptation littéraire depuis le début des années 30, use dès lors de ce recours le considérant comme un modèle de transfert culturel ayant ainsi pour objectif premier, non pas la question de la fidélité ou de la réinvention mais plutôt celle de l’appropriation des valeurs socioculturelles contemporaines. Le statut de l’adaptation littéraire dans le cinéma égyptien est perçu comme un statut intermédiaire entre traduction et création de produits culturels modernes (Mobarek et Khachab 2021, 13-21). Jusqu’à l’aube des années 50, les principales adaptations au sein du cinéma égyptien se basaient sur les œuvres littéraires francophones et anglophones ou sur les œuvres filmiques hollywoodiennes (Mobarek et Khachab 2021, 13-21). Des thématiques universelles comme celle de l’amour, selon Michel Serceau, sont alors privilégiées mais également des thématiques assurant la promotion des libertés individuelles, du respect et du droit de la femme…sont mises en avant au cours de ces processus d’adaptation.
La révolution de 1952 pousse les cinéastes égyptiens à remplacer la littérature occidentale par celle arabe dans le but de puiser davantage dans un vécu commun et de faciliter le processus d’identification du spectateur. Les films réalistes puisés dans des œuvres de romanciers égyptiens connus pour leur sens de l’engagement et l’essence sociopolitique de leurs récits à l’image de Naguib Mahfoudh, de Yousef idriss, d’Abdel Rahman El Charkawi… sont en plein essor et une centaine de films adaptés tirés de romans réalistes voit le jour durant les années 60-70 (Mobarek et Khachab 2021, 13-21).
La crise de 1967 contribue à l’émergence d’une nouvelle génération d’écrivains dans le paysage littéraire égyptien adoptant une posture plus réflexive, réinventant le récit (éclatement de l’intrigue, suppression du narrateur, bouleversement de la chronologie de l’arc narratif…) et mettant en scène des protagonistes souvent en quête d’une identité ébranlée. Yahya Taher Abdallah, Ibrahim Aslan, Gamal al Ghitany… sont ainsi les nouveaux visages littéraires (Mobarek et Khachab 2021, 13-21) dont les récits empreints de rébellion et de subversion sont porteurs de nouveaux espoirs pour la littérature réaliste égyptienne. Mais l’apparition de ces derniers coïncide, à cette époque, avec l’apparition dans l’univers cinématographique des cinéastes issus du Groupe du nouveau cinéma qui voulaient donner un nouvel élan au cinéma égyptien en lui permettant de s’émanciper et de puiser sa force esthétique et politique en lui-même plutôt que de « s’appuyer sur le crédit et la valorisation que pourrait lui apporter la littérature » (Mobarek et Khachab 2021, 13-21). Résultat: les années 80 marquent la perte de l’emprise de littérature sur le cinéma égyptien. Le cinéma commercial fleurit un peu partout comme une conséquence de la privatisation de l’industrie cinématographique mais quelques adaptations majeures ont néanmoins ponctué les années 80-90 à l’image du film (Le collier et le bracelet 1986) du cinéaste Khairy Beshara.
2- La crise et le flottement à travers le prisme de l’adaptation littéraire : l’expérience du cinéaste Khairy beshara dans (Le collier et le bracelet 1986) :
Si des films aux approches et aux styles différents (drame, action, comédie…) représentant la crise singulière, plurielle, sociale, économique, politique… se sont multipliés à travers l’histoire du cinéma, l’adaptation littéraire, de part sa nature même, reste un moyen de choix pour pouvoir retranscrire la crise sur le grand écran.
En effet, sachant que ce procédé repose essentiellement sur la « translation » de la littérature produite par le média imprimé du livre vers le cinéma (Mobarek et Khachab 2021, 13-21), cette intermédialité qui est l’une de ses principales caractéristiques contribue considérablement à la description du flottement du produit culturel et du récit et par là même à celui des protagonistes coincés dans leurs dualités profondes et dans leurs incertitudes dans une sorte d’un entre-deux où il leur est difficile d’agir.
Le choix de Khairy Beshara de l’œuvre de Yehya Tahar Abdallah Le collier et le bracelet et son adaptation s’inscrit dans cette optique là. Cependant, comment a-t-il pu opérer pour assurer son objectif de représentation de la Crise et du flottement sur le grand écran ?
2-1- Narration : choix thématiques décisifs :
Le récit met en avant l’histoire de Hazina qui vit dans le village d’El Karnak avec son mari Bekhit paralysé et malade et leur fille Fahima attendant tous les trois le retour du fils Mostapha qui a immigré au Soudan pour pouvoir subvenir à ses besoins ainsi qu›aux leurs. Après la mort de son père, le menuisier du village épouse Fahima. Etant confrontée à la réalité de l’impuissance de son jeune mari et soumise aux pressions de sa communauté pour procréer rapidement, elle se tourne vers sa mère Hazina pour pouvoir trouver une solution. Celle-ci la pousse alors à envisager une solution ancestrale utilisée par les villageoises et basée sur le mythe de la fertilité symbolisé par le temple D’El Karnak à savoir solliciter secrètement “les services” du gardien du temple pour donner vie rapidement à la future progéniture du menuisier. Fahima donne alors naissance à Farhana mais celle-ci est rejetée par son père. Fahima délaisse le foyer conjugal, emmène sa fille avec elle et revient vivre avec sa mère Hazina. Fahima est emportée brusquement par une maladie que les sheikhs du village n’arrivent pas à soigner.
Aussi, un des villageois -un marchand aux aspirations modernistes- veut tirer profit de l’introduction d’un moulin au sein du village tout en contribuant à l’amélioration du quotidien des villageois mais les mythes de ces derniers sont tenaces. Ils croient que cette machine infernale ne fera qu’attirer les malheurs sur leur village et les privera de leur seule et unique avenir : leurs enfants (le mythe insiste sur le fait que le moulin ne pourra fonctionner qu’après avoir sacrifié un des enfants du village). Le moulin fait son apparition dans le village dans la désapprobation la plus totale. Le menuisier, quant à lui, épouse une seconde femme pour camoufler son impuissance aux yeux des villageois mais il cède, dans un moment de rage et de dure confrontation avec la réalité, à des pulsions meurtrières et finit par s’immoler par le feu et par brûler vive sa seconde épouse. Mostapha retourne au village après une vingtaine d›années d’absence et Farhana grandit dans le quotidien laborieux partagé avec sa grand-mère Hazina. Farhana finit par trouver le même destin que sa mère bien qu’elle n’ait pas tout à fait emprunté le même chemin. Amoureuse d’un homme éduqué et cultivé, elle finit par être abusée par lui et tombe enceinte ce qui lui coûtera sa vie. Son oncle Mostapha l’enterre vivante pour la punir et Saad son cousin, amoureux d’elle et fortement jaloux et possessif, l’assassine sauvagement dans le moulin réalisant ainsi la prémonition des villageois.
Le film expose ainsi les destins tragiques de trois générations d’hommes (Bekhit, Mostapha/ le menuisier, Saad) et de femmes (Hazina, Fahima/la seconde épouse du menuisier, Farhana) entre 1933 et 1953 vivant dans le village d’El Karnak. Situé entre deux rives, à l’image d’un pays qui oscille entre El Machreq et El Maghreb et qui n’arrive pas encore à s’affranchir de la tutelle du régime monarchique et de la tutelle extérieure, le récit met en avant les profondes mutations économiques, sociales et politiques ( immigration, pauvreté, mise en place du capitalisme, délaissement de l’agriculture, difficulté à suivre la marche du monde…) subies par ce village entre deux révolutions -l’une avortée5 et l’autre à peine entamée6- et par des personnages en quête de sens et d’eux-mêmes les amenant au point de non-retour.
2-1-1- La crise questionnée et négociée : expérimentation et exploration :
Quel que soit le visage d’une crise, qu’il soit économique, politique, social, individuel ou plus récemment sanitaire, son existence dépend de l’apparition d’un élément déclencheur qui engendre un déséquilibre constructif ou destructif et dont l’intensité est souvent perçue comme étant négative (Evrard 2009, 1-2).
D’un point de vue thématique, la crise est représentée dans le film ( Le collier et le bracelet 1986) par l’insertion d’un ailleurs fantasmé et magnifié ou craint et redouté en décalage complet avec le microcosme du petit village d’El Karnak aux conditions de vie pénibles, complètement renfermé sur lui-même, sur ses légendes et ses coutumes désuètes, sur sa peur et son aversion démesurées pour la modernité ainsi que sur ses habitants pauvres, appauvris et sacrifiés. Cet ailleurs n’est jamais clairement représenté à l’image. Le spectateur le distingue à peine (matérialisée par l’autre rive) comme un tableau ou plutôt comme une esquisse aux contours flous qui se dévoile mystérieusement à l’instituteur du village et à son compagnon au cours de leurs escapades quotidiennes dans la petite barque qui flotte indéfiniment sur le Nil.
Cet ailleurs est également évoqué à demi mots dans les propos de ce même instituteur qui décrit sans cesse la modernité et les fêtes sans fin qui ont lieu dans les maisons des personnalités hauts placées habitant à l’autre rive -qu’il explore et expérimente concrètement selon ses propos (sans que le spectateur ne puisse avoir une confirmation à l’image de ses participations réelles à ce types de fêtes) et à travers ses séances d’espionnage fréquentes- ou encore à travers les rares lettres de Mostapha au cours desquels il parle brièvement de son expérimentation de la condition et du quotidien de l’immigré à l’étranger. Tâtonnements, envie, voyeurisme, quotidien pesant… la crise semble ainsi effleurée et non complètement intégrée et dépassée.
Cette dernière qui bouleverse, l’esprit, le corps et le rapport à soi, aux autres et au monde semble laisser les protagonistes immobiles et incapables d’agir coincés quelque part à mi-chemin entre le déni, la colère, l’envie, le marchandage et la négociation (entre le refus de voir et le quotidien qui s’impose à tous). Même Mostapha qui a choisi de se battre pour son gagne-pain en immigrant au Soudan semble finalement avoir choisi cette option comme un processus de fuite des chaînes de l’ignorance et de la pauvreté qui essayaient peu à peu de le soumettre au sein de son village.
2-1-2- La fuite en avant : distanciation et dissociation :
La crise peut tellement distordre le réel qu’elle peut pousser les protagonistes du récit dans le précipice de la folie ou de la perte totale de repères. Elle est alors représentée comme « la perte de contact de ces derniers avec le réel » au cours d’une période pendant laquelle « ils changent radicalement ou fuient une réalité » (Evrard 2009, 3-4). Elle est, dans ce sens, matérialisée sous la forme d’un flottement continu et « d’une errance dans les couloirs de l’esprit, aux limites de l’enfermement définitif dans une réalité autre et inexistante » (Evrard 2009, 3-4).
Dans le film (Le collier et le bracelet 1986), le rapport à la crise des protagonistes est souvent représentée thématiquement sous une forme de distanciation et/ ou de dissociation. A ce titre, Hazina, l’instituteur, le reste des protagonistes masculins et des villageois(ses) …Tous ces personnages se sont clairement positionnés dans une forme consciente ou inconsciente de distanciation avec la Crise et ses différentes composantes7.
Hazina a fini par se soumettre à sa tristesse et par se résoudre à observer de loin la détresse de sa petite fille Farhana sans réagir ou intervenir en voyant le sort terrible que lui réservait son oncle.
Le personnage de l’instituteur -censé apprendre aux villageois à penser leur émancipation- se retrouve sans voix au sein d’un village encore sous la tutelle de la peur. Même ces tentatives pour plaider la cause du moulin restent faibles et fortement opprimées par les figures du pouvoir au sein du village. Sa seule soupape est représentée au sein du film par ses chansons inspirées du patrimoine rural et noubi et ses sorties de beuverie avec son compagnon de fortune au cours desquels, isolés au sein de leur barque vacillante entre deux rives (à l’image de son statut : coincé entre deux rives qui ne se rejoignirent jamais), il se met à rêver des soirées de folie qui ont lieu sur l’autre rive : la rive d’un monde idéalisé. Il peine à s’imposer au sein d’une communauté qui ne le comprend pas et finit par prendre ses distances et par démissionner de sa mission éducative auprès des villageois se contentant d’admirer de loin un quotidien auquel il ne peut accéder.
Le film met également en avant la dualité entre des hommes impuissants (physiquement et métaphoriquement), symbole d’inaction et d’immobilisme, malades, indifférents et repliés sur eux-mêmes et des femmes à priori fortes qui se jettent dans le feu de l’action du quotidien mais qui ne peuvent manœuvrer que dans le cercle et le contexte très restreints que leur a dédiées leurs hommes et la société patriarcale et qui finissent par s’éteindre petit à petit. Cette dualité accentue la représentation du positionnement et du parti pris de la distanciation conscient ou inconscient des protagonistes masculins.
Les villageois, pour leur part, rejettent à cause des mythes et à coups de pierre le moulin -ce qui n’est au final qu’une forme de distanciation de la crise et du danger.
Mostapha, quant à lui, cet immigrant rural qui a choisi comme terre d’exil des pays arabes (le Soudan et la Palestine) - et qui est d’ailleurs la première fois mis en avant au sein des œuvres littéraires ou des films égyptiens puisque la majorité des écrivains et des cinéastes en Egypte se sont penchés sur le cas de l’immigrant citadin quittant son pays natal en faveur de pays étrangers comme les USA ou l’Europe- est dépeint au début du film comme un héros. Ce choix ne lui est pas imposé, c’est lui qui décide de son plein gré. Il n’est donc pas une victime au premier abord cependant, au fur et à mesure que le récit évolue, on découvre que ce personnage est devenu une victime de sa conception de l’identité et de la vie. Mostafa n’a pas réussi dans tous les pays au sein desquels il s’est installé. Il a eu son lot de petits boulots pour survivre. Il n’a pas réussi son mariage avec une étrangère, n’a pas réussi à avoir des enfants (ce qui renvoie à l’impuissance physique de son père et du menuisier) et à avoir métaphoriquement un avenir ailleurs puisqu’il refuse inconsciemment les codes de sa nouvelle vie. Il retourne dans son pays et essaie d’entamer son propre projet de café pour survivre. Lors de la scène finale, il explose de colère dans ce même café quand il comprend que Saad a tué Farhana. Il exprime alors cette dualité entre l’ici et l’ailleurs et on comprend qu’il n’est pas tout à fait dedans ni tout fait dehors au sein de ce contexte. Ses propos à la fin du film laissent entrevoir son vrai positionnement : son immigration s’assimile plutôt à un processus de fugue dissociative.
Cette dissociation dont souffrait à l’origine Mostapha n’a fait que s’accentuer au fil des années essentiellement en raison de son intégration d’une représentation réductrice de son identité : cette identité construite au sein du village autour des mythes, des coutumes ancestrales, de la peur de l’inconnu, du patriarcat, de l’idéalisation de l’homme fort, protecteur et sauveur et de l’assujettissement de la femme. Une identité figée dans le temps et dans l’espace8 contrairement à l’essence même de ce concept qui est censé évoluer au fil des années et suivant le contexte. Cette conception en somme tribale (Maalouf 1998, 105) de l’identité à laquelle adhère Mostapha conduit à son rejet et à sa déshumanisation de tout individu qui ne cautionne pas les valeurs de la tribu, à la création de sentiments ambivalents chez lui9 et à son isolement dans une sorte de flottement permanent entre cet ailleurs qui l’a tant dévasté et cette terre natale qui ne répond pas à ses besoins les plus fondamentaux.
Son statut d’éternel étranger (aussi bien dans son pays que dans ses pays d’accueil) renforce l’idée qu’il ne peut accéder à une identité transnationale (Maalouf 1998, 105) rassemblant l’ici et le là-bas et contribue à accentuer sa dissociation la poussant à la limite de la névrose et de la schizophrénie.
2-1-3- Le glissement : rupture, violence et déchaînement
Parmi les représentations les plus fréquentes associées à une crise, il y a souvent l’idée de la rupture, de la violence et du déchaînement comme une réaction intense, brusque et explosive à un bouleversement profond (Evrard 2009, 4).
Tout ce que les personnages intériorisent et gardent en eux-mêmes finit alors par s’exprimer à l’image dans son expression la plus crue, la plus violente et la plus brutale. Ce déchaînement peut être tourné contre soi dans une forme d’auto flagellation et d’autodestruction extrême ou contre autrui: cet étranger qui menace nos convictions et notre conception de la relation aux autres et au monde.
Dans le film Le collier et le bracelet, la représentation des déchaînements des personnages est multiple et varie selon qu’il s’agisse d’un personnage perçu comme étant un objet (les femmes soumises au sein de la société patriarcale) ou un sujet à part entière (les hommes) au sein de sa communauté.
Ainsi Fahima fatiguée et lassée, ayant perdu tout son entrain naturel ainsi que l’espoir d’une vie décente avec un mari aimant et étant rongée par la culpabilité d’avoir cédé aux pressions de sa communauté en recourant à la tricherie et à l’adultère pour procréer, « explose en plein vol » et meurt soudainement sans que sa mère puisse connaître et soigner la maladie inconnue qui l’a emportée.
Les personnages masculins dirigent, quant à eux, leurs déchaînements contre les personnages féminins.
Le menuisier, impuissant et touché dans son ego, violente et tabasse sa première épouse Fahima dans ses crises de colère explosives quotidiennes et brûle vive sa seconde épouse dans un excès de rage avant de s’immoler lui-même10 de peur que les gens du village découvre son impuissance.
Saad -incapable de séduire sa cousine Farhana et de la convaincre de son amour- la tue sauvagement quand il découvre qu’elle est enceinte d’un autre homme que lui en dehors des liens du mariage dans le but de venger son honneur11 ainsi que son ego blessé par le rejet de cette dernière.
Mostapha toujours fidèle à son statut de l’entre-deux, enterre sa nièce Farhana vivante pour l’obliger à lui révéler l’identité de l’homme avec qui elle a commis son péché et commet, sans vraiment le commettre jusqu’au bout, l’impardonnable l’acte ultime du châtiment à savoir la mise à mort du pécheur. C’est cet acte manqué ou en demi-teinte qui prépare le terrain à Saad pour pouvoir bel et bien tuer Farhana.
2-2- Principes d’écriture et d’appropriation
Le choix d’une adaptation littéraire n’est pas si évident à mettre en œuvre par un cinéaste puisqu’il implique inévitablement, du moins chez le spectateur, une idée ou une impression de répétition. Cependant, selon Gilles Deleuze la répétition produit forcément de la différence (Deleuze 2011, 202). Le processus d’adaptation s’apparente plus, dans ce cas de figure, à une démarche de création ou de réinvention. Le cinéaste entame alors un travail de réécriture et esquisse à sa manière les nuances et les limites de l’œuvre de départ pour en transcender l’impact et le sens.
2-2-1- De la fidélité à la réinvention
Khairy Beshara a lu Le collier et le bracelet - qui est à la base un recueil de nouvelles rassemblées ensemble pour constituer une des œuvres majeures de la littérature arabe - dès sa première publication en 1975 et a décidé d’en faire son premier film mais le refus des producteurs de l’époque qui jugeaient son univers triste et obscur l’en a empêché. Il ne s’est pas résigné pour autant, a décidé de travailler seul sur l’écriture du scénario et a profité de l’opportunité de tournage de son premier film (Destins sanglants 1982) tourné à Louxor - le lieu de l’action de l’œuvre de Yehya Tahar Abdallah- pour faire des recherches poussées sur cet endroit, ses coutumes et ses habitants, étudier ses spécificités naturelles (lumière…) et s’immerger dans l’atmosphère et l’histoire de son futur film.
Il a proposé également à Yehya Azmi de coécrire avec lui le scénario et c’est ce dernier qui lui a proposé à son tour d’associer au récit principal une deuxième nouvelle du même auteur à savoir « La montagne du Cheikh Moussa ». Convaincu, Khairy Beshara étoffe alors la trame principale du récit grâce à cette deuxième nouvelle et lui apporte une dimension supplémentaire en intégrant une représentation visionnaire des structures économiques et de la mise en place du capitalisme. Cela permet d’ancrer encore plus le récit, malgré sa symbolique et sa métaphore poussées, dans le contexte géopolitique et sociopolitique du pays au cours duquel le film a vu le jour.
Il a aussi coécrit la première version des dialogues en arabe littéraire puis a demandé à Abderrahman El Abnoudi, ami de longue date de l’auteur qui a disparu au début des années 80- de les réécrire en utilisant le dialecte adopté au sein du village d’El Karnak tout en conservant le sens et la répartition entre les scènes et les personnages déjà établie. Cela a permis au cinéaste en misant sur la proximité avec Yahya Taher Abdallah et le talent de poète d’El Abnoudi, d’ajouter une dimension musicale et poétique à son film et de conserver l’âme de l’écrivain qui envisageait la littérature comme un art oratoire à part entière ayant eu pour habitude tout au long de sa vie de narrer à ses compagnons du jour, au cours de ses après-midis passées au Café Reesh, toutes ses histoires qu’il a préalablement appris par cœur.
Le cinéaste a aussi choisi, pour les besoins de son intrigue, de représenter le lieu naturel du déroulement de l’action autrement dit le village d’El Karnak. Il n’a donc pas recrée le territoire mais a tourné tout son film dans ce village qui de part son patrimoine et son héritage pharaonique et historique rappelle l’origine de l’Egypte et des égyptiens et renvoie le spectateur aux commencements, au point de départ d’un petit village (et par la même occasion, d’un pays) qui semble coincé hors du temps, dans une boucle répétée à l’infini et qui s’étale sur trois générations, entre deux rives celles du passé/présent et celle de l’avenir et des prémisses d’une modernité menaçante.
La représentation méticuleuse à l’image de ce lieu/personnage à part entière s’est fortement basée sur le passé du cinéaste dans l’univers du documentaire. Il a ainsi offert au spectateur une représentation authentique de ce dernier et a capturé subtilement son âme avec de longs plans mettant en avant des paysages lumineux qui s’étendent à l’infini, la minimalisation du lieu qui relève le creux, le vide intérieur et l’attente vaine des personnages et ses ruines imposantes qui suggèrent et annoncent l’ombre de la destruction qui plane sur le village.
Il a, dans le même ordre d’idées, insisté sur le contraste entre l’intérieur et l’extérieur. Malgré le climat aride et les conditions qui semblent difficiles, il représente l’extérieur à l’écran presque comme étant plus clément, lumineux et chaleureux que l’univers intérieur des personnages représenté lui par des décors de maisons vétustes, fragiles, sombres et dépourvus d’intimité.
Khairy Beshara a également pris le parti pris de faire une représentation subtile de ses personnages. Tout au long de son film, il n’a pas cherché à les condamner ou à les juger mais plutôt à mettre en avant la dualité du migrant rural en particulier et de l’individu en général et à confronter le spectateur avec un point de vue et une réalité qui lui échappent peut-être jusqu’alors. La représentation de ce migrant n’est pas édulcorée sans pour autant être caricaturale : elle est crue et le met complètement à nu pour mettre en avant ses vulnérabilités, sa dualité ( une dualité visible à son apogée notamment dans la scène où Saad avant de tuer sauvagement Farhana lui tend de l’eau, la fait boire en larmes puis l’assassine et pousse son corps sans âme dans le broyeur du moulin)et son tiraillement incessant entre sa quête d’émancipation et les mythes que son éducation lui a inculqué. Le cinéaste a également mis à nu cette conception tribale de l’identité qui finit par créer une séparation et une rupture entre le moi/ nous et eux et qui finit par instiguer la peur, par créer un sentiment de menace et par réveiller des pulsions dangereuses qui peuvent aller jusqu’au meurtre (Maalouf 1998, 105). C’est dans cette intention, qu’elle soit consciente, inconsciente ou un mélange des deux, qu’une représentation de la violence a pointillé continuellement le film notamment la violence à l’encontre des personnages féminins (gifles, coups de poings, enterrement, meurtre).
Khairy Beshara met en scène de façon détaillée le meurtre sauvage de Farhana (dont le nom est synonyme de fille heureuse en arabe d’où l’ironie) qui est enterrée vivante par son oncle qu’elle a tant idéalisé et attendu puis tuée à coups de couteau à moissonner (qui est pourtant porteur d’espoir dans les zones rurales où l’agriculture prédomine puisqu’il est associé à la moisson du blé) puis jetée dans le moulin ( acte symbolisant la victoire du mythe prédominant) par Saad pour accentuer sa représentation de la schizophrénie qui sévit dans le village. Cette schizophrénie tolère l’idée de procréer à travers les subterfuges et la tricherie mais condamne et exécute sauvagement une jeune fille amoureuse abusée par celui qui est censé l’aimer.
Le cinéaste représente et filme également l’absence à demi-mot. Il dépeint le personnage de Mostapha tout au long de sa période d’immigration d’une façon saccadée, des bribes de son histoire sont racontées au spectateur, des lettres relayées par des personnages tout aussi furtifs que lui pour inviter à l’imagination et à la réflexion et pour insister sur le statut de cet absent et les répercussions de son absence sur sa famille. A aucun moment du film, Khairy Beshara ne représente cet ailleurs qui a tant dévasté Mostafa : un ailleurs qui n’est pas censé pourtant lui être si étranger étant donné qu’il existe une multitude de repères et de références communes entre les pays arabes12.Le discours choisi par le cinéaste pour son film ne diabolise donc pas l’Autre mais tient à parler du sentiment humain et universel de solitude et d’isolement et de l’errance de cet immigrant au sein de lui-même et de son pays.
Enfin, au-delà d’une technicité poussée à l’extrême se manifestant généralement par la manipulation du montage pour moduler le rythme, l’utilisation de variations au niveau des plans ou des sons, la modification des profondeurs de champs ou encore la composition des images (Evrard 2009,6), l’empreinte de Khairy Beshara dans (Le collier et le bracelet 1986) repose avant tout sur le regard neuf, bienveillant et expérimentateur qu’il a porté sur l’œuvre et sur ce supplément d’âme qu’il a insufflé à son film.
2-2-2- La répétition comme moteur de la représentation
Grâce à une répétition de plans minutieusement choisis et placés, le cinéaste installe tout au long de son film cette dualité qui existe entre les hommes sujets impuissants et synonyme de mort et de destruction et les femmes objets synonymes d’espoir et d’un avenir éteint. Il place ainsi ce plan récurrent qui ponctue le film à plusieurs reprises et qui représente Mostafa très jeune explorant les joies de l’oisiveté et traînant avec ses amis tout en fumant une cigarette et sa sœur Fahima également très jeune qui passe devant lui joyeuse et pleine d’entrain et qui finit par l’arracher à son inaction en le poussant à la poursuivre pour le ramener dans une logique enfantine nettement plus saine.
Khairy Beshara insiste aussi sur le fait que tous les personnages en général et les femmes en particulier sont des pièces tout à fait remplaçables du grand puzzle qu’est la vie au sein du village. Le menuisier n’hésite donc pas à épouser la meilleure amie de sa femme agonisante prédisant ainsi sa mort effective avant l’heure. L’idée du remplacement des personnages est renforcée par la répétition de tous les détails de la scène du mariage entre le menuisier et Farhana lors de la représentation de son second mariage (répétition des chants folkloriques, des mouvements de danse, du décor, des personnages…) et par la scène du mouchoir blanc qu’il brandit barbouillé de sang pour signifier la virginité de son épouse et montrer aux villageois que son honneur est préservé.
Khairy Beshara continue dans ce même ordre d’idée en utilisant les mêmes acteurs pour représenter le fardeau générationnel qui pèse sur des personnages appartenant à trois générations différentes. Le même acteur Ezzat Al Alayli interprète ainsi le rôle du père Bekhit et celui de son fils Mostapha et la même actrice Sherihan interprète le rôle de la mère Fahima et de la fille Farhana. Même la figure de l’acteur employé au sein du film n’induit, par conséquent, pas une idée de la variabilité mais insiste sur cette répétition comme un moteur de la représentation et de la narration.
Khairy Beshara a réussi donc à créer une boucle spatio-temporelle infernale avec une répétition des événements et des crises, une durée approximative basée sur des ellipses et sur une temporalité flottante (à l’image du flottement des individus) et une linéarité brisée du récit dans le but de pousser le spectateur « à imaginer ce qui n’est pas montré et ce qui peut l’aider à appréhender l’intériorité des personnages » (Morency 1991, 123).
Conclusion
Après une obstination acharnée et passionnée d’une dizaine d’années, et grâce à une équipe bien choisie et à l’intervention du producteur Hussein El Kalla qui a déjà travaillé avec Youssef Chahine et qui était à la recherche de jeunes cinéastes porteurs de projets différents, le film adapté de Khairy Beshara a finalement vu le jour en 1986.
Inspiré par les idées et par les récits de Yehya Tahar Abdallah, Khairy Beshara a su formuler une proposition esthétique et thématique subtile et différente de la représentation de la Crise sur le grand écran à travers son film cru et poétique (Le collier et le bracelet 1986).
Entre le chant introducteur et annonciateur de son personnage féminin principal et les chants des oiseaux libres et pourtant mélancoliques survolant le lieu du récit au début et à la fin du film, le cinéaste a pensé son film comme une partition de musique ou encore comme une rengaine triste qui se répète à l’infini. En mettant en avant cette boucle spatio-temporelle, il transcende la représentation de l’errance actuelle et future des personnages/individus entre deux révolutions l’une avortée et l’autre à peine entamée.
Khairy Beshara a le mérite d’avoir choisi un récit à la qualité et à la densité littéraire indéniables laissant ainsi de côté des choix qui auraient été plus faciles à exécuter notamment en recourant à des œuvres plus légères où l’écriture et les mots sont en arrière-plan et les actions sont plus mises en avant.
Il a su calquer son univers et sa vision esthétique et idéologique sur celui de l’écrivain et a eu le courage d’expérimenter avec succès, à l’image de Bressons, Resnais, Fellini ou encore Welles pour ne citer qu’eux, l’exercice périlleux de l’adaptation en s’appuyant sur la force expressive du langage cinématographique polysémique et en créant un savant mélange entre la fidélité et la réinvention ainsi qu’un univers commun qui rassemble le sien et celui de l’auteur.
Mais qu’en est-il alors de l’adaptation littéraire dans le cinéma égyptien aujourd’hui ?
Notes finales
1En plus de la Tunisie.
2En vigueur depuis 1904 et devenue plus stricte en 1947.
3Instauration du service cinéma, création de l’organisme du soutien du cinéma pour améliorer la qualité des films et optimiser leur visibilité, mise en place de la loi 430 qui reste tout de même vague pour délimiter les contours de la censure …)
4Apparition de nouveaux riches, ascension sociale des professionnels issus de l’univers des métiers manuels, isolement et appauvrissement des élites intellectuelles, montée en puissance de la violence et du fanatisme, immigration…
5La révolution d’Ourabi première révolution de l’ère moderne qui a abouti à l’instauration de la colonisation anglaise.
6La révolution de 1952.
7Perte de repère et de sens, une identité opprimée sous le poids de la pauvreté, de l’ignorance et du passé, espoir d’un avenir incertain, chômage, absence d’accès à une infrastructure saine et à des conditions de vie décentes….
8D’ailleurs aucune indication sur le temps qui passe dans le film à part le vieillissement subtil des acteurs.
9Abandon de la terre natale même si elle porte en elle les souvenirs passés et qu’elle compte les êtres chers auxquels on tient, espoir d’un renouveau, peur et sentiment de rejet par cet autre qui nous est étranger, sentiment de trahison de soi et des siens tout en se rebellant contre les aspects que l’on supporte le moins au sein de sa patrie…
10Avec cet outil qu’il a tant manié en tant que menuisier et qu’il n’a jamais compris ou su maîtriser : le feu.
11Selon les vieilles coutumes rurales égyptiennes.
12La langue, la religion, le patriarcat...
Bibliographie
Bazin, André. 1985. Qu’est ce que le cinéma ?. Paris : Cerf.
Deleuze, Gilles. 2011. Différence et répétition. Paris : PUF.
Kamoun, Mirvet. 2010. Youssef Chahine, Caméra de tous les combats. Tunis: Centre de publication universitaire.
Khayati, Khémais. 1996. Cinémas Arabes: Topographie d’une image éclatée. Paris : L’Harmattan Collection Champs Visuels.
Maalouf, Amin. 1998. Les identités meurtrières. Paris : Grasset.
Serceau, Michel. 1999. L’adaptation cinématographique des textes littéraires : théories et lectures. Paris : CEFAL.
Articles et références
Morency, Alain. 1991. « L’adaptation de la littérature au cinéma ». dans Horizons philosophiques 103–123.
Mobarak, Salma., et El Khachab, Walid. 2021. « L’adaptation au cinéma égyptien: enjeux théoriques et historiques ». dans Revue Regards 13-21.
Evrard, Marceline. 2009. « Crise(s)au cinéma : explorations, distensions, explosions ». dans Revue électronique des écoles doctorales ED LISIT et ED LETS 1-6.
Brahimi, Salem. 2008. « La crise dans le cinéma ». dans Le magazine de la communication de crise et sensible Vol 16 19-33.
Filmographie
Destins sanglants. (1982)., Réalisé par Khairy Beshara., Egypte/Algérie: ELECTRA studios et ONCIC Alger. DVD.
Le collier et le bracelet. (1986)., Réalisé par Khairy Beshara., Egypte: Les studios de l’Egypte pour la production cinématographique. DVD.
Zeineb. (1930)., Réalisé par Mohamed Karim., Egypte: Ramsès Film. DVD.