Capítulo I – Cinema – Arte

The Refrains of Memory: Bi Gan’s Long Day’s Journey into Night

Ritournelles de la mémoire: autourd’Un grand voyage vers la nuit de Bi Gan

Yi Chen

Université Paris Nanterre (HAR), France

Abstract

“To picture is not to remember,” as Bergson famously puts it in Matter and Memory (1896), since “the image, pure and simple, will not be referred to the past unless it was indeed in the past that I sought it.” Thus, to make a film about memory, to recount cinematically a story of memory, and finally to imagine in (motion) picture what memory might be, isn’t this a paradoxical or even vain undertaking? Such is, however, precisely the task set about by Bi Gan in Long Day’s Journey into Night (2018): if his first feature-length film, Kaili Blues (2015), revolves already around the question of time by deploying — in its famous 41-minute long take — an “abyss of time” where past, present and future intertwine, then with Long Day’s Journey into Night the director seeks moreover to further his quest for a non-chronological time by transposing it to the terrain of memory in yet another long take — this time running more than an hour and in 3D —, infinitely dilated as if becoming a gigantic dream. In this paper, by crisscrossing my reading of the film with the philosophies of time from Bergson (“cone of memory”) to Deleuze (“crystal-image”), I seek to explore the intricate relationships between, on one hand, time and memory and, on the other, cinema and philosophy, so as finally to ask with Bi Gan: no doubt “to picture is not to remember,” but how are we to remember differently if not by picturing — namely through images?

Keywords: Memory, Long take, Crystal-image, Bergson, Deleuze.

Introduction

La plus grande différence entre le cinéma et la mémoire, c’est qu’un film est forcément faux, composé de plans se succédant les uns les autres, tandis que le vrai et le faux sont indiscernables dans la mémoire : elle surgit sous nos yeux à tout instant,1

affirme la voix-off de Luo Hongwu, le personnage principal d’Un grand voyage vers la nuit (2018). Dès lors, faire un film sur la mémoire, raconter cinématographiquement une histoire de la mémoire, enfin imager au cinéma ce qu’est — ou ce que pourrait être — la mémoire, n’est-ce pas là une entreprise hautement paradoxale, sinon tout à fait vaine ? C’est pourtant l’aventure entamée par Bi Gan, le scénariste et réalisateur d’Un grand voyage vers la nuit : si son premier long métrage, Kaili Blues (2015), tourne déjà autour de la question du temps en mettant en relief — dans un plan-séquence d’une quarantaine de minutes — l’abîme ou l’Erewhon d’un « temps non-chronologique » où se heurtent et s’étreignent le passé, le présent et le futur,2 alors Un grand voyage vise à prolonger cette recherche singulière du temps en la transposant sur un terrain à la fois plus intime, plus tangible mais non moins énigmatique, temps exploré, cette fois-ci, à travers un autre plan-séquence encore plus démesuré, qui dure plus d’une heure et en 3D, infiniment dilaté comme un rêve gigantesque, une « mémoire-monde » ou une « mémoire-Être » (Deleuze 1985, 129-130). Mais si l’usage du plan-séquence pour explorer la nature du temps s’avère justifié, le cinéma — à partir d’Orson Welles et de William Wyler par exemple — ayant dégagé ce lien intime entre le temps et le plan-séquence en fonction de sa « profondeur de champ »3, il y aura lieu cependant de s’interroger plus précisément sur son extrapolation au domaine de la mémoire : pourquoi cette insistance sur le plan-séquence, de la part du cinéaste, pour exposer le thème de la mémoire ? Et si, d’après Deleuze, « [l]a technique de l’image renvoie toujours à une métaphysique de l’imagination » (1985, 79), comment comprendre la relation entre la deuxième partie du Grand voyage — composée d’un seul plan-séquence — et la première — enchevêtrée d’« images-souvenir » —, deux moitiés formellement scindées par le titre calligraphique du film qui n’apparaît qu’au milieu, entre le « pavot » et la « mémoire » ? Quels sont les signes secrets, la temporalité mobilisée ainsi que les rythmes ou mouvements involontaires qui, à la fois, relient et laissent transparaître une structure « cristalline » de la mémoire ? Et en fin de compte , y aurait-il une image de la mémoire — une « image-mémoire » immédiate — dont on pourrait décrire la genèse en retraçant son territoire ? C’est là qu’il nous faut renverser la fameuse formule bergsonienne, tout en se demandant avec Bi Gan : sans doute qu’« imaginer n’est pas se souvenir » (Bergson 2010, 150), mais comment faire pour se souvenir autrement qu’en c’est-à-dire à travers images ?

1. À la recherche du souvenir perdu : « bifurcation du temps » et flash-back

Malgré sa narration non-linéaire et déstructurée, qui exige bien sûr un effort de la part du spectateur pour reconstruire la trame des événements dans un ordre plus ou moins chronologique, l’intrigue d’Un grand voyage est fort simple : un homme (Luo Hongwu), à cause de la mort de son père, retourne dans sa ville natale (Kaili) où il découvre, dans une horloge détraquée, une ancienne photo de sa mère (dont le visage est brûlé) ; Luo se lance alors dans une enquête pour retrouver Wan Qiwan, une femme mystérieuse qui réapparaît depuis lors dans ses rêves — elle offre quelques ressemblances, nous dit Luo, avec la mère —, une femme qu’il a rencontrée (et a aimée) auparavant au cours d’une autre enquête, cette fois-ci pour trouver le meurtrier (Zuo Hongyuan) de son meilleur ami (Le Chat), Wan étant la maîtresse de Zuo à l’époque. L’allure dispersée et éparpillée de la première partie du film correspond donc parfaitement aux mouvements diégétiques des va-et-vient du souvenir : elle est composée des flash-backs languissants d’« images-souvenir » synchroniquement juxtaposées, rappelant les œuvres de Hou Hsiao-hsien, d’Apichatpong Weerasethakul ainsi que celles de Wong Kar-wai (Xiao 2019, 21). Ici, dans le flux de conscience de Luo, toute action présente est suspendue au profit de l’acte intérieur de la réminiscence, ou, plutôt, c’est cet acte même de l’anamnēsis4 qui devient l’action sui generis, une recherche, une enquête, avec pour seule piste la voix-off égarée de notre personnage principal. Ce présent immobile et inerte déroule paradoxalement une histoire à la fois amnésique et hypermnésique, d’où l’omniprésence d’une « coulée de boue » comme symbole et décor, sorte d’effodrement cosmique en arrière-plan qui définit le rythme du film, arrêtant tout écoulement de l’action et du temps. C’est une version film noir d’À la recherche du temps perdu, ou plutôt un Rue des boutiques obscures où le vrai nom de Guy Roland serait Souvenir.5

Maintenant, pour continuer à creuser cette question des « images-souvenir » et celle de la temporalité qu’elles impliquent dans Un grand voyage, il serait instructif de les comparer avec l’usage du « flash-back » chez Joseph L. Mankiewiz où, selon Deleuze (1985, 68), cette technique trouve sa raison d’être justement en marquant, à chaque fois, une « bifurcation du temps » dans le récit cinématographique :

Le temps chez Mankiewicz est exactement celui que Borges décrit dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent : ce n’est pas l’espace, c’est le temps qui bifurque, « trame de temps qui s’approche, bifurque, se coupe ou s’ignore pendant des siècles, embrassant toutes les possibilités ».

Ainsi, si la linéarité du récit est brisée, si la causalité entre des événements est tout embrouillée, ce n’est pas simplement parce que Luo perd la mémoire (« État-ce la dernière fois que je l’avais vue ? La mémoire humaine se rouille. »6), pas plus parce qu’il se fatigue ou devient distrait au long de son enquête aérienne (« Je m’inquiète beaucoup pour les astronautes qui naviguent vers l’espace, je suis sûr qu’ils se fatiguent, chaque partie de leur corps n’ayant aucun appui. »), c’est plutôt que ce récit non-linéaire révèle la structure fondamentale d’une « mémoire attentive », en fonction de laquelle chaque présent du flash-back, chaque mouvement de retour en arrière implique déjà un « passé pur » et, par là même, autorise « une histoire qui ne peut être racontée qu’au passé » (Deleuze 1985, 70). En d’autres termes : ce n’est pas parce qu’on ne se souvient toujours des choses qu’imparfaitement que la « trame » des images-souvenir se brise. C’est, au contraire, le temps lui-même qui se brise à chaque instant, bifurquant en deux sens opposés, et c’est pourquoi cette trame ou, mieux, les cercles excentriques des images-souvenir peuvent d’abord être renoués entre un « présent de recherche » et un « passé pur » (car aucune trame ne préexiste à ces deux pôles oscillants résultant de la scission du temps)7; et, finalement, ce sont ces « points de bifurcation » — tels qu’ils sont marqués par les flash-backs comme « scissions du temps » — qui nous forcent à nous souvenir souvent bien involontairement, et non l’inverse. La narration fragmentée du Grand voyage apparaît alors seulement comme le « signe » du mécanisme d’une mémoire à la fois attentive et involontaire, tout comme les mouvements forcés et excentriques d’une recherche de souvenirs deviennent le prolongement nécessaire d’un temps scindé. Les « images-souvenir » sous forme de flash-backs langoureux qui envahissent toute la première partie du film nous révèlent ainsi la temporalité et la structure fondamentales de notre mémoire, tout en retrouvant par là une légitimité en tant que vocabulaire cinématographique :

[L]es points de bifurcation sont le plus souvent si imperceptibles qu’ils ne peuvent se révéler qu’après coup [c’est-à-dire avec flash-backs], à une mémoire attentive [qui est imprégnée d’images-souvenirs]. C’est une histoire qui ne peut être racontée qu’au passé (Deleuze 1985, 70).

Mais qu’est-ce qu’au juste cette histoire « au passé » coextensive au présent de la recherche, et par laquelle toutes « images-souvenir » devraient se passer ? Et, en quel sens cette dimension de plus d’un « passé pur » nous aidera-t-elle à comprendre le rapport intime entre les deux parties d’Un grand voyage vers la nuit ?

2. Survivance en soi du passé : « passé pur » et plan-séquence

« C’est ce que les gens disent à la télé : le rêve est la mémoire oubliée », résume très joliment la femme mystérieuse (est-ce Wan Qiwan ? Ou Kaizhen ? Ou les deux à la fois ? On ne saurait trop dire) vers la fin du Grand voyage. Mais comment peut-on comprendre ce rapprochement manifeste mais toujours peu expliqué, entre la « mémoire » et le « rêve » ? Pourquoi les souvenirs oubliés sont-ils oniriques, et par quel oubli heureux reviendraient-ils dans nos rêves ? Il se peut que le fil intime qui se tend subrepticement entre les deux termes soit à la recherche justement dans la genèse d’un temps non-chronologique, ce qui implique le « passé pur » qu’on vient d’évoquer en fonction des « images-souvenir » en flash-back.8

Dans la conclusion de sa conférence donnée en 1901 sur « Le rêve », Bergson propose trois constats préliminaires sur le phénomène : son instabilité, sa rapidité, ainsi que « la préférence qu’il donne aux souvenirs insignifiants » (2017, 105). Cette dernière caractéristique présente pour nous un intérêt particulièrement vif, puisqu’on retrouve là, dans l’explication qui suit, une description presque identique à la citation précédente de Deleuze à propos de la « bifurcation du temps » révélée par flash-back :

Bref, ce qui revient de préférence [dans le rêve] est ce qui était le moins remarqué. Rien d’étonnant à cela. Le moi qui rêve est un moi distrait, qui se détend. Les souvenirs qui s’harmonisent le mieux avec lui sont les souvenirs de distraction, qui ne portent pas la marque de l’effort (Bergson 2017, 108).

Tout d’un coup, nous avons donc entre les mains un strict parallélisme entre, d’un côté, les « bifurcations du temps » qui ne peuvent être récupérées que dans un « passé pur » et, de l’autre, les « souvenirs insignifiants » qui ne se réveillent que dans un « rêve ». Dans la mesure où, dans un cas comme dans l’autre, les souvenirs « insignifiants » ou « imperceptibles » ne peuvent être saisis qu’après coup — dans un mouvement involontaire et sui generis de retour en arrière —, le passé dans lequel je me replace pour les récupérer est en effet onirique, et c’est justement pour cette raison que Bergson aurait pu appeler « plan du rêve » le plan le plus dilaté de notre vie mentale tout entière — cette base AB de la mémoire dans son fameux schéma de cône « où se dessinent dans leurs moindres détails tous les événements de notre vie écoulée » (Bergson 2010, 186).9 On comprend alors pourquoi le « passé pur » revêt souvent la forme d’un rêve : indifférent, désintéressé et détourné de toute action présente/pressante, le rêve se dégage comme le seul véhicule valable qui pourrait accueillir, dans la scission inhérente du temps sans cesse renouvelée, le passé tout entier qui se conserve en nous : « moi, le moi des rêves, moi, la totalité de ton passé » (Bergson 2017, 103).

Nous sommes, dès lors, plus en mesure d’aborder en même temps la nature même du plan-séquence d’Un Grand voyage vers la nuit, et le rapport à la fois intime et nécessaire que celui-ci entretient avec la première partie du film. Comme beaucoup de commentateurs l’ont déjà souligné, la déambulation extravagante de ce plan-séquence durant plus d’une heure transmet nécessairement aux spectateurs — comme c’était déjà le cas avec celui de Kaili Blues — une sensation chimérique, hypnotique et hallucinatoire du rêve, où le réel et l’imaginaire s’entremêlent, la fiction et la réalité se heurtent et où la mort et la vie se reflètent.11 Mais il ne suffit peut-être pas de s’arrêter sur le registre des rêves, là où l’on interprète toujours le plan-séquence simplement comme un rêve, de sorte que sa (non-)logique passe-partout nous empêche justement de suivre encore davantage la topologie profonde d’une mémoire-Être. Face à la question apparemment élémentaire « Pourquoi un seul plan-séquence continu d’une si longue durée ? », il serait plus constructif d’essayer d’y voir — à travers le prisme de la théorie bergsonienne de la mémoire — une coextensivité, sinon une stricte équivalence entre le plan(-séquence) du « rêve » et le plan en continuum d’un « pur passé », tous les deux nous présentant la même « image-temps » directe — un « panorama temporel » :

[T]out un « panorama » temporel, un ensemble instable de souvenirs flottants, images d’un passé en général qui défilent avec une rapidité vertigineuse, comme si le temps conquérait une liberté profonde (Deleuze 1985, 76).

C’est d’ailleurs seulement en ce sens qu’on arrive à comprendre, dans Un grand voyage, l’utilisation d’un seul plan-séquence pour traiter le sujet du rêve, un procédé peu conventionnel en réalité, comme l’a bien constaté le romancier Chang Ta-chun11:

Est-ce que notre rêve consiste en un plan ? Au contraire [. . .]. Le rêve est censé être fragmenté, sans qu’il y ait entre les épisodes une logique claire, mais [Bi Gan] résout le tout en un seul plan. [. . .] Il traite le rêve avec le procédé de la conscience (107cine 2019).

Tourné en un seul plan-séquence continu, déployé dans tous ses méandres dans une durée ininterrompue — « Je voudrais exprimer le rêve avec le temps réel », affirme Bi Gan (He 2018) —, ce « plan du rêve » dépasse alors un simple état psycho-physiologique d’« image-rêve » ou d’« image-souvenir », et tend infiniment vers l’expérience ontologique d’un passé en général qui « rend possibles tous les passés », un « être en soi du passé » (Deleuze 1966, 52) comparable à ce qui s’exprime à travers la profondeur de champ chez Orson Welles, par exemple dans la scène de « rupture » de Citizen Kane (1941) ou dan cette« image-temps » qui clôt le générique de M. Arkadin (1955) :

Dans cette libération de la profondeur qui se subordonne maintenant toutes les autres dimensions il faut voir non seulement la conquête d’un continuum, mais le caractère temporel de ce continuum : c’est une continuité de durée qui fait que la profondeur déchaînée est du temps, non plus de l’espace (Deleuze 1985, 141-142).

En d’autres termes, c’est comme si nous nous embarquions avec Bi Gan — avec l’invitation de cet unique plan-séquence — dans une expérimentation et de la perception et de la pensée où, au lieu de percevoir (comme nous sommes si habitués à le faire) en un seul instant temporel des objets extérieurs déployés en une connexion parfaite, nous percevions derrière chaque instance spatiale — par un renversement proprement bergsonien — tous les états intérieurs qui se déroulent perpétuellement et simultanément dans la durée ; non plus la « succession horizontale » d’un temps chronologique, mais la « coexistence contemporaine » du présent et du passé, la survivance d’une pure verticalité du temps en continuum :

[À] chaque présent correspond une ligne verticale qui l’unit en profondeur à son propre passé, comme au passé des autres présents, constituant entre eux tous une seule et même coexistence, une seule et même contemporanéité, l’« internel » plutôt que l’éternel (Deleuze 1985, 121).12

En effet que serait ce plan-séquence d’Un grand voyage, que serait ce rêve gigantesque où se renouent et réapparaissent tous les signes dans les recherches précédentes du souvenir — le pomelo sauvage, le livre vert, le miel, les cheveux rouges, la raquette de ping-pong, l’incantation qui fait tourner la maison des amants —, sinon justement le passé tout entier de Luo, la survivance en soi de son passé qui se conserve en revenant ?

Le titre du film emprunté à Eugene O’Neill — Long Day’s Journey into Night — revêt alors avec ce plan-séquence un sens singulier, faisant apparaître sous l’histoire actuelle du présent l’histoire virtuelle « qui ne peut être racontée qu’au passé » : c’est le voyage interne de Luo qui remonte, à partir du solstice d’été — le jour où il capture Wan Qiwan, le jour où toute recherche de la mémoire commence et ne cesse depuis lors de se relancer —, jusqu’au solstice d’hiver — la temporalité dans la mine souterraine, ce tréfonds nébuleux le plus secret de son passé : « Une disparue : à chaque fois que je me sens prêt à l’oublier, elle revient dans mon rêve. » C’est comme si la caméra, par ses mouvements traînants de descente, traçait, d’un cercle à l’autre, le souvenir le plus récent de Luo (l’enfant qu’il aurait pu avoir qui joue au ping-pong) jusqu’à son souvenir d’enfance (sa mère disparue avec les cheveux rouges), et effectue par là même une plongée vertigineuse vers la base-limite du cône bergsonien renversé, une expansion infinie de la mémoire en cercles concentriques mais toujours plus excentrés, et cela jusqu’à son « enveloppe extrême », le plan le plus dilaté du « passé pur » AB, la Mémoire ontologique de toute son existence passée : « Nous sommes construits en mémoire, nous sommes à la fois l’enfance, l’adolescence, la vieillesse et la maturité » (Deleuze 1985, 130).13

Figure 1 – un saut dans la mémoire-Être (Bi Gan 2019)

3. Pavot et mémoire : « image-cristal »

Avec les analyses précédentes du plan-séquence comme « passé pur », nous avons donc réuni les deux parties d’Un grand voyage vers la nuit comme expressions d’un seul et même travail de la mémoire : le « présent » de la recherche et le « passé pur » recherché, les « images-souvenir » en flash-backs et le « plan du rêve » en durée continue, enfin l’enquête languissante de Luo pour une femme disparue et l’acte sui generis d’une plongée dans l’inconscient mémoriel de ce même personnage. Reste à expliciter pourtant le passage entre ces deux moitiés du film, c’est-à-dire la dynamique d’interpénétration, la zone d’indiscernabilité ou d’endosmose où elles entrent l’une avec l’autre : si la recherche du souvenir perdu dans la première partie implique et laisse entrevoir une dimension de plus de la mémoire — la base d’un « passé pur » en continuum, ce pays immense où, virtuellement, toute l’histoire précédente d’une vie se conserve —, alors comment cette mémoire surgit-elle ? Comment se fait-il que la recherche fragmentée d’une mémoire perdue se retrouverait nécessairement dans la survivance d’un pur passé ?

Dans l’enquête de Luo du Grand voyage telle que nous avons commencé à la décrire en la remettant dans l’ordre chronologique, il y a pourtant une partie essentielle que nous avons omise. C’est l’histoire d’une fuite liant Luo et Wan Qiwan : face à l’imminence du retour de Zuo à Kaili, ils conviennent de s’enfuir ensemble vers la Birmanie, une scène étrangement tendre — c’est dans cette même séquence que nous apprenons l’avortement que Wan a dû subir — qui constitue littéralement la dernière nuit sur la terre pour les amants en fuite (« Luo Hongwu, on ne peut rien faire d’autre que de se cacher dans l’espace », dit mélancoliquement Wan Qiwan). La difficulté d’interpréter cette scène tient à ceci : immédiatement, nous nous rendons compte que la fuite a échoué, que les amants ont été attrapés par Zuo — c’est ce qui est visiblement suggéré par la scène magnifique du karaoké, où Zuo chante nonchalamment devant les amants capturés — mais, aussitôt après, le montage en faux-raccord nous impose encore une autre image paradoxale où Luo et Wan Qiwan, maintenant en toute liberté, complotent l’assassinat de Zuo dans un cinéma. Que s’est-il passé au juste ? Est-ce que le complot a eu lieu après la capture et est-ce que Zuo, chef d’un gang, n’a réellement exercé réellement aucune vengeance sur les amants capturés (à part de chanter terriblement faux devant eux) ? Ou est-ce plutôt le complot qui se dessine premièrement mais qui, découvert par Zuo, conduit à la scène de capture dans le karaoké ? Mais alors, comment expliquer la scène ultérieure où nous voyons de nouveau Luo qui, essayant maintenant de réaliser ce complot, tend, tremblant, un pistolet vers Zuo dans une salle obscure ? La réalité est-elle la scène de la capture, et celle du complot, une pure imagination, ou l’inverse ? Et finalement : les deux scènes sont-elles toutes les deux des images actuelles du présent ou bien des images virtuelles du souvenir, du fantasme ou du rêve ?

Je crois qu’on se heurte ici à la limite interne des cercles sans cesse brisés et renoués dans l’acte de la réminiscence de Luo, cette limite intérieure qui se ramène justement à une image limpide vers la fin de la scène de fuite : un verre d’eau qui, en raison de la vibration du train voisin qui passe, trace le sillon d’un mouvement qui le déporte et qui, avant peut-être de tomber, se tient pendant en une seconde internellle au bord de la table, se fige et se cristallise. Il s’agit d’une image-limite — la dernière nuit sur la terre —, point d’indiscernabilité entre avancer et arrêter, une « image-cristal » selon la pensée-cinéma de Gilles Deleuze (1985, 93) : « la coalescence de l’image actuelle et de l’image virtuelle, l’image biface, actuelle et virtuelle à la fois. » Plus que le passage explicite de la première partie du film à la deuxième, qui consiste dans l’acte diégétique de Luo qui enfile ses lunettes 3D à l’écran, c’est cette « image-cristal » d’un verre d’eau comme crise de l’anamnēsis — impossibilité dès lors de mettre en ordre chronologique des images qui (se) défilent, l’indécision radicale entre l’image actuelle et l’image virtuelle — qui décide du passage nécessaire et de l’interpénétration des deux parties du film ; en tant que « plus petit circuit », limite intérieure du se souvenir d’où surgissent toutes les « alternatives indécidables entre des cercles de passé » (Deleuze 1985, 137), cette image fait apparaître le plan-séquence du « passé pur » comme l’envers ou l’autre pôle de l’« image-cristal », l’enveloppe ultime où survit l’intégralité de son passé qui, seule, pourrait recueillir la stricte contemporanéité paradoxale entre une fuite, un complot, une capture, et un karaoké — toutes ces combinaisons incompossibles :

L’image-cristal a ces deux aspects : limite intérieure de tous les circuits relatifs, mais aussi enveloppe ultime, variable, réformable, aux confins du monde, au-delà même des mouvements du monde. Le petit germe cristallin et l’immense univers cristallisable (Deleuze 1985, 108).

Figure 2 - l’« image-cristal » tarkovskienne (Bi Gan 2019)

En fin de compte, toute la force affective d’Un grand voyage ne réside-t-elle pas justement dans cette tension interne inhérente à l’« image-cristal » — entre le « petit germe cristallin » et l’« immense univers cristallisable » —, c’est-à-dire dans ces renvois incessants entre les deux parties du film comme deux pôles sans cesse oscillants d’une seule et même Mémoire — à la fois comme « pavot » et « mémoire » ? D’un côté, nous n’arriverons jamais à interpréter les fragments épars d’« images-souvenir » qui parsèment toute la première partie du film sans le plan-séquence qui s’ensuit pour les réunir mais, de l’autre, ce « plan du rêve » même n’aurait rien à ramasser, rien à rêver si les pistes à suivre n’y préexistaient pas, si l’on n’y trouvait pas déjà les signes laissés discrètement par la quête de la première partie d’Un grand voyage. Les deux moitiés du film si décidément scindées en apparence rentrent alors en circuit l’une avec l’autre, jusqu’à ce qu’elles fassent « un envers et un endroit parfaitement réversibles », et deviennent ainsi « images mutuelles » (Deleuze 1985, 94) dans un circuit cristallin. C’est en ce sens qu’on pourrait finalement qualifier tout le film d’Un grand voyage vers la nuit de « cristal de la mémoire » :

[L]’image actuelle et l’image virtuelle coexistent et cristallisent, elles entrent dans un circuit qui nous ramène constamment de l’une à l’autre, elles forment une seule et même « scène » où les personnages appartiennent au réel et pourtant jouent un rôle. Bref, c’est tout le réel, la vie tout entière, qui est devenue spectacle (Deleuze 1985, 112).

Un spectacle, oui, car ce film est un spectacle de la mémoire, avec son dédoublement interne, ses deux faces cristallines actuelle/virtuelle, limpide/opaque, distinctes et pourtant indiscernables qui se réfléchissent, tout comme ce poème de Bi Gan qui entre lui aussi dans le circuit en résonnant après coup depuis Kaili Blues (2016) :

Une épaisse nuée d’oiseaux dissimule les tours du destin
Ni le ciel ni l’océan ne peuvent les voir
C’est au cœur des rêves qu’ils sont visibles
Instants inversés comme à tâtons
Tous les souvenirs se cachent dans des jours semblables
[. . .]
Cette manière de se regarder
Se rapproche des anciens
Et du ciel étoilé.

Conclusion : ritournelles de la mémoire

Avant de conclure, essayons de suivre encore davantage les mouvements immanents qui tracent la topologie de cette mémoire cristalline. On sait que, dans « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance », Bergson formule sa conception du phénomène du « déjà-vu » en fonction d’une image virtuelle qu’il appelle « souvenir du présent » :

[L]e souvenir qui apparaît comme doublant à tout instant la perception, naissant avec elle, se développant en même temps qu’elle, et lui survivant, précisément parce qu’il est d’une autre nature qu’elle (Bergson 2017, 135).

Selon Bergson (ibid., 137), ce « souvenir du présent » est à la fois strictement contemporain de et parfaitement identique à chacune de nos perceptions actuelles, à la seule différence qu’il porte, formellement, la marque sui generis d’un « passé en général » (d’où son nom paradoxal d’un « souvenir » ainsi que sa « différence de nature » avec la perception). De ce point de vue-là, le phénomène dit de la « fausse reconnaissance » n’a donc rien de « faux » en soi : il révèle au contraire le fonctionnement fondamental et la structure bi-face de notre « perception concrète », composée en réalité par un dédoublement sans cesse renouvelé du présent entre une « perception actuelle » et un « souvenir virtuel », écartés l’un de l’autre en temps normal par une vive « attention à la vie » puisque, en vue de l’avenir, « quoi de plus inutile à l’action présente que le souvenir du présent » (Bergson 2017, 146) — ce souvenir qui correspond si parfaitement à l’image du présent qu’il ne permet d’éclairer aucun aspect de notre avenir immédiat ?

Mais si ce « souvenir du présent » enregistre et conserve en effet, à chaque instant de notre vie « la totalité de ce que nous voyons, entendons, éprouvons, tout ce que nous sommes avec tout ce qui nous entoure », alors ne trouve-t-on pas dans ce double fantomatique qui « marche pari passu avec la perception qu’il reproduit » (Bergson 2017, 137) la genèse même du « passé pur » autour duquel nous avons tourné tout au long de cette étude — du « plan du rêve » AB où se conserve tout notre passé jusqu’à l’enveloppe ultime de l’« image-cristal » ? Et c’est là qu’on découvre du même coup, au sein de la durée bergsonienne, une double torsion du temps, un autre circulus vitiosus qui se répète sans cesse : à l’instant même où notre présent le plus actuel est retenu jusque dans les moindres détails dans une « image virtuelle » (« souvenir du présent »), il devient aussitôt ajout le plus lointain ou le plus enfoui à notre « mémoire-Être » (« passé pur »), tandis que certains souvenirs anciens, jusqu’aux plus immémoriaux, refont surface en avant (« images-souvenir ») pour étoffer nos perceptions, éclairer nos actions, tout en nous poussant perpétuellement vers l’« à-venir », « création continuelle, jaillissement ininterrompu de nouveauté » (Bergson 2013, 9).

Avec cette « durée » vivante à la fois scindée, coudée, mais aussitôt renouée, ne trouve-t-on pas la logique non-chronologique d’un temps qui se rapproche infiniment de celui qui s’exprime à travers l’œuvre de Bi Gan ? Dès le début du plan-séquence de Kaili Blues, par exemple, Chen Shen rencontre à son insu Weiwei, son neveu (qui avait été vendu) déjà grand ; mais en même temps, et presque imperceptiblement, le visage de ce Weiwei-adulte se confond avec celui de l’ancien amant d’une vieille docteur — comme en témoigne une photo qu’elle a confiée à Chen. Il y a donc un mouvement de va-et-vient, une double torsion exercée aux deux bouts d’un temps chronologique qui fait un cercle, de sorte que l’avenir du jeune coïncide précisément avec le passé du vieux dans la figure singulière d’un Weiwei grandi. Et l’on retrouve, bien sûr, la même circularité du temps au cœur d’Un grand voyage vers la nuit : si toute l’enquête précédente de Luo au sujet d’une femme mystérieuse (Wan Qiwan/ Chen Huixian/ Kaizhen) revient à un manque originel — la perte de sa mère manquante, absente, disparue —, c’est pourtant Luo lui-même qui, après l’avoir retrouvée pendant le plan du rêve où il l’écoute lui donner les raisons pour lesquelles elle l’a abandonné (« La vie est trop amère, dit la mère ; chez lui, du moins, le miel serait doux. »), Luo donc, qui force l’apiculteur à s’enfuir avec elle et, par là même, achève, relance — et peut-être même rachète ? — la disparition de sa mère. Le temps se fait cercles, l’ouroboros se mord la queue : « C’est maintenant moi-même qui, par l’amour pour l’être aimé, complète sa fuite qui à la fois a et aura marqué ma vie tout entière ».

Ainsi, si, avec ses deux parties limpides et obscures, distinctes mais indiscernables, Un grand voyage vers la nuit nous révèle la structure d’un « cristal de la mémoire » qui se reflète et se renvoie jusqu’à une coalescence indiscernable, alors il faut ajouter que sa temporalité duale, ses mouvements internes ainsi que son moteur secret devraient se préciser encore en termes de « ritournelles » : les doubles mouvements asymétriques d’aller-retour d’un temps brisé qui se fait cercles, ne laisse qu’un tracé virtuel entre ces cercles sans cesse mouvants et excentrés — « et « ritournelle » est pour une part un mot-valise fabriqué sur « retour éternel » » (Zourabichvili 2011, 55). Comme cette chanson japonaise14 dans Un grand voyage qui ne cesse de nous hanter, en chuchotant et revenant tout au long du film toujours sous une forme un peu différente : à la radio, dans une sonnerie de téléphone, insérée dans un autre film dans le film, ou bien pendant le générique de fin du Grand voyage lui-même.

Et c’est peut-être en ce sens qu’il faut savoir entendre, encore une fois, l’aphorisme prononcé par la femme mystérieuse vers la fin du film, « Le rêve est la mémoire oubliée » : toute recherche ne se sépare jamais d’un mouvement de perte, tout comme la mémoire est à oublier, puisque seul ce qu’on oublie ou, plus précisément, seul ce qui pourrait être oublié atteste de son statut d’être — ou du moins d’avoir été — « dans la mémoire ». On ne peut se rendre compte du fait d’oublier quelque chose que si, précisément, on se souvient encore de son acte, de sa trace, du sillon infime qu’il a laissé dans le palimpseste de notre « mémoire-Être ». Ne fût-ce que sous une forme allégorique ou fantasmagorique,15 précisément comme à la toute fin d’Un grand voyage où l’on voit — le travelling du plan-séquence ayant parcouru dans ses moindres recoins l’interminable galerie d’une Mémoire jusqu’à ce qu’il se retourne sur lui-même, en reprenant le même chemin — ce feu d’artifice d’« une minute » qui pourtant continue à durer, à durer ... une ritournelle de mémoire qui « éternise un commencement de monde et le soustrait au temps qui passe » (Deleuze 1985, 124) :

Quelqu’un qui est parti sûrement reviendra
Et remplira d’amour un panier de bambou vide
Sûrement il y aura quelque écroulement d’argile
Et quelque vallée s’ouvrira comme une main
(Kaili Blues 2016).

Figure 3 – le feu d’artifice d’« une minute » (Bi Gan 2019)

Notes finales

1Comme les films en question sont récents et qu’on ne trouve pas beaucoup de littérature secondaire en français, cette étude s’appuie aussi sur les matériaux (analyses, courts reportages, interviews avec le cinéaste etc.) en chinois. Sauf indications de notre part, nous avons traduit nous-mêmes ces textes ainsi que les dialogues des films (en italique dans le texte).

2Dans Kaili Blues, cherchant à retrouver son neveu vendu, le personnage principal Chen Shen passe en transit par un petit village qui s’appelle « Dangmai » (蕩麥). C’est à cet endroit que se déroule tout le plan-séquence de quarante minutes où Chen rencontre, parmi d’autres, l’enfant recherché déjà devenu grand et sa défunte épouse revenant en toute jeunesse. Dans une interview pour le festival de Cannes au sujet d’Un grand voyage, Bi Gan précise : « « Dangmai » est au commencement un lieu qui n’existe pas. Au fur et à mesure de mes films, il est devenu le carrefour où se croisent les temps. Dans ce film, il est le fond du souvenir, un endroit comme dans un rêve, mais qui existe réellement » (Wang 2018).

3Voir Bazin (1948) et le commentaire de Deleuze (1985, 141-42) à propos de Welles : « [C]’est une continuité de durée qui fait que la profondeur déchaînée est du temps, non plus de l’espace. »

4Sur la distinction grecque — et surtout aristotélicienne — de la « mémoire » entre la mnēmē et l’anamnēsis, c’est-à-dire entre la survenance du souvenir comme « affection » (pathos) passivement subie et le processus de sa « remémoration » active, entre l’« évocation simple » et l’« effort de rappel », enfin entre la « mémoire » proprement dit et la « réminiscence », voir Ricœur (2000, 18-25).

5Sur Un grand voyage comme un film noir : « J’ai pris mes propres habitudes en écrivant [les scénarios]. Au début, sur le papier, Kaili Blues était un road movie. Une fois la première version écrite, j’ai commencé à la détruire de l’intérieur, petit à petit. [. . .] Pour Un grand voyage vers la nuit, c’était au départ un film noir, dans le genre d’Assurance sur la mort de Billy Wilder » (Wang 2018) ; et sur l’influence de Patrick Modiano : « [La référence littéraire] serait celle de Modiano, c’est bien confus quand on le lit, même si on le lit deux fois. Mais même confus, on en arrive peu à peu à admirer les émotions dégagées par son œuvre » (Fei 2018).

6Voix-off du film traduite et citée dans un court article consacré à Bi Gan (Vernay 2019, 57).

7« [I]l faut que le temps se dédouble à chaque instant en présent et passé, qui diffèrent l’un de l’autre en nature, ou, ce qui revient au même, dédouble le présent en deux directions hétérogènes, dont l’une s’élance vers l’avenir et l’autre tombe dans le passé. Il faut que le temps se scinde en même temps qu’il se pose ou se déroule » (Deleuze 1985, 108-109).

8Déjà dans Kaili Blues, le rapprochement entre le temps non-chronologique et le rêve se fait d’une manière explicite. Pendant le plan-séquence à Dangmai, quand Chen finalement découvre la vraie identité du jeune homme devant lui sur le scooter comme Weiwei, son neveu recherché déjà grandi, il murmure avant de se taire : « on dirait un rêve . . . »

9On reproduit ci-dessous le deuxième schéma du cône bergsonien (2010, 181) ; sur les jeux multiples entre ce « plan du rêve » AB et le « plan de l’action » P qui définissent notre équilibre mental comme l’« attention à la vie », voir Bergson (2010,192-196).

10C’est sans doute cette impression qui justifie l’interprétation selon laquelle Un grand voyage pourrait se laisser partager aussi nettement en deux parties indépendantes, comme par exemple entre « mémoire » et « pavot », si l’on suit l’indication proposée par l’auteur lui-même : « Dans la première partie, je voudrais décrire la condition déchirée et fragmentée de la mémoire, où s’entremêlent des pistes diverses et une narration complexe [. . .], tandis que la dernière partie devient alors le pavot, comme dans le recueil de poèmes de Celan, Pavot et mémoire » (Ai 2018). On voit mal pourtant le sens concret que ce mot « pavot » pourrait prendre dans le film de Bi Gan et, s’il s’agit simplement d’une sensation du rêve, comment peut-elle s’attacher à l’économie globale du film dans son discours sur la mémoire (et surtout à la recherche d’une mémoire dans la première partie du film). En bref, il nous semble que ce qui manque dans cette interprétation courante, c’est justement une explication plus détaillée de la dimension conjonctive d’et, dans le syntagme même de « Pavot et mémoire » : comment les deux parties du film se font signe, et comment rentrent-elles l’une et l’autre dans une zone de renvois mutuels où il s’agit justement de décrire le dynamisme de leur coalescence ou endosmose ?

11Chang Ta-chun travailla comme consultant littéraire sur le scénario d’Un grand voyage. Selon Bi Gan, c’est le romancier taïwanais qui lui suggéra de s’inspirer du recueil de Celan en divisant le film en deux parties, suivant la répartition de son titre Pavot et mémoire (Wang 2018).

12Voir, à ce sujet, la discussion de Bergson (2010, 163-167) sur le « problème capital de l’existence », avec ses degrés différents de l’« appréhension consciente » et de la « connexion régulière ».

13C’est ici le lieu de tenter une interprétation encore plus hasardeuse à propos du plan-séquence d’Un grand voyage : est-ce un plan du rêve, ou plutôt un plan du mourant (ou bien celui du revenant) où, à l’instant même de mourir, Luo se voit plonger du même coup dans sa vie passée tout entière ? Et en effet : malgré son utilisation du terme « plan du rêve » pour désigner le plus grand circuit mémoriel, on sait que Bergson ne borne pas sa discussion de « l’exaltation de la mémoire » au phénomène psycho-physiologique du rêve ; il y a en plus des « cas de suffocation brusque chez les noyés et les pendus » où « le sujet, revenu à la vie, déclare avoir vu défiler devant lui, en peu de temps, tous les événements oubliés de son histoire » (Bergson 2010, 172). Dans Un grand voyage, la juxtaposition des deux scènes au cinéma — la tentative d’assassinat de Luo et son entrée dans la mémoire inconsciente — semble confirmer cette hypothèse, ce qui est d’ailleurs renforcée par le titre originel du film en chinois, cette fois-ci tiré d’une nouvelle de Roberto Bolaño : Dernières crépuscules sur la terre (地球最後的夜晚).

14Il s’agit d’« Azami-jo no Lullaby » (アザミ嬢のララバイ, 1975) de Miyuki Nakajima.

15Aux sens étymologiques des mots aussi, qui nous « parlent autrement » (ἄλλος-ἀγορεῖν), à travers l’« apparition d’image » (ϕάνταὓμα).

Filmographie

Kaili Blues. (2016), Réalisé par Bi Gan. France: Caprici. DVD.

Un grand voyage vers la nuit. (2019), Réalisé par Bi Gan. France: ESC. DVD.

Bibliographie

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Bazin, André. 1948. « William Wyler ou le janséniste de la mise en scène », Revue du cinéma, 10: 38-48 et 11: 53-63.

Bergson, Henri. [1919] 2017. L’énergie spirituelle. Paris: PUF.

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